Le rêve peut-il être associé à un état neurobiologique particulier ?
Son histoire est aussi paradoxale que son contenu. Dans les sciences de la vie, l'allure de la recherche n'est pas seulement guidée par le potentiel d'erreur ou d'ignorance inhérent à la recherche elle-même. Elle l'est aussi, souterrainement, par la nature de l'objet étudié, lequel gouverne l'apprentissage qui en est fait. Il n'est pas facile, dans des sciences qui continuent d'utiliser un langage qualitatif, comme c'est le cas en biologie, de séparer l'exposé des faits de celui des interprétations. Celles-ci peuvent être guidées par des idées préconçues. La capacité d'apprendre, c'est au contraire celle de se plier à l'inattendu et d'en tirer une philosophie nouvelle. Cette nécessité est familière à la pensée des physiologistes, en raison du degré de complexité des phénomènes qu'ils traitent. L'oeuvre de Claude Bernard est un exemple frappant de cette attitude, et reste une leçon pour les physiologistes d'aujourd'hui.
Aristote Le rêve endogène (IVe siècle av. J.-C.)
La physiologie du sommeil est d'une respectable antiquité. La place du rêve à l'intérieur de cette discipline a été beaucoup plus difficile à définir, car elle a été en quelque sorte doublement masquée: d'abord par l'idée persistante que le rêve, défini comme l'activité de l'âme pendant le sommeil, correspond à un sommeil léger; ensuite par la croyance que tous les mouvements corporels observables au cours du sommeil étaient la traduction physique de l'activité psychique rêve. Double erreur que les travaux des psychophysiologistes (E. Aserinsky, William Dement) et des neurophysiologistes (Michel Jouvet et son école) ont permis, au cours de XXe siècle, de dépasser.Aserinsky, en 1953. et Dement, en 1955, ont corrélé l'activité onirique à certains mouvements - les mouvements oculaires rapides - à l'exclusion d'autres, tout en continuant à considérer le rêve comme un sommeil léger.
Alfred Maury
Le rêve instantané (1861)
La singularité de la contribution de Michel Jouvet, en 1958-1959, a consisté à montrer que le rêve correspond à un sommeil profond, accompagné d'une atonie musculaire quasi totale, et d'un type électrophysiologique particulier d'activation de l'encéphale. A partir de ces observations, Jouvet a proposé le concept de sommeil paradoxal pour désigner la forte particularité du phénomène, et a substitué à l'ancienne classification des stades et degrés de profondeur du sommeil une nouvelle classification des états de vigilance, comprenant trois états aux mécanismes distincts : l'éveil, le sommeil lent et le sommeil paradoxal. La définition classique du rêve comme sommeil léger devait donc être abandonnée, et une interrogation nouvelle apparaissait, à laquelle il n'a toujours pas été répondu : quelles fonctions neurophysiologiques, descriptibles en termes proprement neuronaux, l'activation périodique de l'encéphale dans le rêve sert-elle ?
Histoire paradoxale, longue et complexe, dans laquelle les idées philosophiques, les différentes tradition intellectuelles, la maîtrise inégale de diverses approches et techniques et les talents distincts des protagonistes ont joué des rôles discordants. Histoire qui illustre aussi bien que d'autres la difficulté particulière de la connaissance objective face aux préjugés, présupposés et attitudes issus de la connaissance subjective ou réflexive qui reste, par nature, à la surface des phénomènes pour s'en approprier le sens. La physiologie a des raisons que la philosophie ne connaît point, et qui restent particulièrement obscures. Selon certains anthropologues, le phénomène du rêve aurait suggéré aux primitifs l'idée de l'âme et de ses voyages au loin de son enveloppe charnelle. L'âme voyageuse n'est-elle pas attestée par les récits ? Le corps, lui, demeure immobile dans le sommeil. Mais à quoi servent ces voyages du rêve ? La physiologie recherche des réponses dans les conditions fonctionnelles particulières du système nerveux central.
Hervey de Saint Denys L'art de diriger ses rêves (1867)
La tradition philosophique n'est pas seulement liée souterrainement à l'anthropologie : elle traduit un effort d'objectivité et de rationalité. Ce faisant, elle rejoint les fondements de la médecine. Si le rêve représente l'activité de l'âme durant le sommeil, les circonstances physiologiques ne sont pas étrangères à son apparition. Hippocrate, l'auteur du traité Du Régime, fait de certains rêves une activité endogène, prémonitoire des perturbations physiologiques, des affections. La qualité des rêves dépend de la santé on de la maladie.
L'état particulier de vigilance caractéristique du rêve est pour sa part une propriété de l'âme : " Quand le corps se tient tranquille, l'âme, mise en mouvement et éveillée, administre son domaine propre et accomplit toute seule les actions du corps: car ce dernier dort et ne sent rien, tandis que l'âme éveillée connaît tout, voit ce qui est visible, entend ce qui est audible, marche, touche, s'afflige, réfléchit, dans l'espace étroit où elle se tient; toutes les fonctions du corps ou de l'âme, dans le sommeil, l'âme les accomplit toutes", peut-on lire dans Du Régime. Eveil de l'âme dans le sommeil du corps, le rêve n'est pas étranger au corps.
Sigmund Freud L'hypothèse de l'inconscient (1900)
L'auteur distingue les rêves prémonitoires de nature divine, dont le déchiffrement annonce le destin des cités ou des individus. des rêves annonciateurs des maladies. Ces derniers sont conçus dans une sorte de psychosomatique où les troubles des sécrétions corporelles s'expriment dans les qualités des rêves. Les rêves de l'homme sain et ceux d'une physiologie troublée n'ont pas la même allure.
Henri Bergson Les "lueurs entoptiques" (1901)
Aristote a alloué au coeur les fonctions, intellection et sensation, attribuées au cerveau par certains médecins hippocratiques, qui voyaient dans ce dernier organe l'interprète de l'intelligence. Le philosophe grec a donné une explication physiologique élaborée des rêves, qu'il reliait à l'inactivité des sens, aux mouvements du sang et à leur influence sur le principe de la sensibilité. Parmi les auteurs antiques, Lucrèce occupe une place à part en raison de son matérialisme conséquent. Sa description du rêve des animaux est restée célèbre. L'animal qui rêve présente des comportements caractéristiques de son espèce aussi bien qu'accordés à la nature propre et aux occupations de l'individu - le rêve du chien de chasse ne ressemble pas à celui du chien de maison. Il serait mal venu de considérer ces idées anciennes comme dénuées de tout intérêt, car elles sont le fondement bien des représentations ultérieures, fondement lointain et imperceptible mais parfois frappant pour un regard rétrospectif.
La physiologie du sommeil et du rêve n'est pas étrangère au mouvement général de la physiologie, au XIXe siècle. Le sommeil est-il un phénomène actif ou passif? Par quels processus, à la jointure de la physiologie cérébrale et de la physiologie générale, est-il gouverné ? Les découvertes de la neurophysiologie, exploration des fonctions corticales, excitabilité corticale, et de la neuropsychologie des localisations (aphasie de Broca) ne sont pas restées sans conséquences sur la physiologie du sommeil et du rêve. Certaines spéculations, par ailleurs bien oubliées, ne sont pas dénuées d'intérêt.
En 1878, le psychologue anglais Edward Cox attribuait le sommeil, phénomène global, au sommeil des régions centrale et basale de l'encéphale. Le rêve représentait pour lui l'activité du cortex, plus intense que l'éveil, et surtout localisée à un seul hémisphère : le rêve était dissymétrique et hémisphérique. La physiologie du sommeil était plus avancée que celle du rêve, laquelle restait plus facile à aborder d'un point de vue psychologique, mêlé de l'esprit expérimental du temps.
Santiago Ramon y Cajal L'unité de base de cerveau (1906)
L'historien Alfred Maury, le sinologue Hervey de St Denys sont restés célèbres pour leurs analyses. Le premier a posé, en 1861, le problème de l'accélération de la pensée dans le rêve, le second, en 1867, a montré la faculté de diriger le rêve en conservant une certaine conscience de sa situation véritable et une certaine "liberté d'esprit" (ce phénomène correspond à ce qui sera appelé ensuite rêve lucide). Au début de notre siècle, Henri Bergson a vu dans le rêve l'activité psychique réduite à son essence, en dehors de toute expression comportementale, expression dont le cerveau n'est que le médiateur. Le rêve est "la vie mentale tout entière, moins l'effort de concentration".
Sigmund Freud, qui fut d'abord neurophysiologiste, eut le génie de saisir qu'il devait y avoir, entre le sommeil et le rêve, une relation des plus singulières: le songe est une activité psychique qui ne met pas en péril le sommeil. Freud proposa donc, en 1901, la théorie du " rêve gardien du sommeil ", où le rêve est le compromis entre l'expression du désir refoulé et le désir du sujet de persévérer dans le sommeil. Le rêve est la forme que prend l'activité psychique résiduelle du sommeil lorsqu'elle est sollicitée par une excitation endogène, forme qui permet de ne pas interrompre le sommeil. L'un des problèmes auquel se heurtera la théorie freudienne confrontée aux données neurophysiologiques est que les phases de sommeil paradoxal sont suivies de brefs réveils. Mais il n'est pas interdit de voir à la source de la théorie freudienne l'appréhension de l'un des paradoxes qui feront le sommeil du même nom.
Hans Berger : L'inventeur de "l'electroencephalogramm" (1928)
L'aspect visuel prédominant du rêve a intrigué les physiologistes, qui en ont recherché la traduction périphérique en termes de mouvements oculaires. Marie de Manacéïne, médecin russe et pionnière des expériences de privation de sommeil chez les animaux à la fin du XIXe siècle, pensait que les phénomènes oculaires étaient dus aux sentiments et représentations des rêves. Au minimum, ils étaient considérés comme les signes de l'activité centrale. Cette idée fera lentement son chemin, et devra attendre les perfectionnements techniques indispensables à une meilleure distinction des phénomènes pour faire la preuve de sa puissance heuristique. Les physiologistes avaient raison: l'activité visuelle et oculomotrice a été la voie principale d'entrée dans la neurophysiologie du rêve.
L'idée d'une fonction biologique du rêve apparaît dans le cadre d'une psychologie évolutionniste. Le psychologue genevois Edouard Claparède a soutenu en 1905 que le sommeil possède une fonction biologique de réaction instinctuelle contre l'épuisement. Le rêve aurait de même une fonction biologique, celle de réactiver des fonctions inutilisées au cours de la veille. A la même époque, le psychophysiologiste français Henri Piéron s'est interdit de spéculer sur les fonctions du rêve. Mais il a apporté des contributions importantes à la physiologie du sommeil par ses expériences de transfert de liquide céphalorachidien de chiens insomniaques à des chiens normaux, montrant l'existence d'un facteur biochimique du sommeil, qu'il baptisa hypnotoxine. L'approche physiologique du rêve restait, pour sa part, un programme. Nicolas Vaschide, médecin français d'origine roumaine, écrivait en 1911 : " L'étude du rêve est à peine commencée. " C'est le développement des techniques d'enregistrement en neurophysiologie, de l'électroencéphalographie, de l'électromyographie ou de l'électro-oculographie qui permit d'entrer dans le cerveau qui rêve.
Carl Gustav Jung L'inconscient collectif (1943)Nathaniel Kleitman, physiologiste et professeur à l'université de Chicago, consacra sa vie à l'étude du sommeil. Il l'abordait sous l'angle des rythmes biologiques et fut le créateur du concept de cycle de base de repos et d'activité (basic rest-activity cycle). Il a abordé le rêve en combinant l'interrogatoire des sujets à la méthode électroencépalographique, très jeune à l'époque, et sans arriver à déceler un pattern d'activité électrique propre au rêve. Alfred Loomis, en 1937, put distinguer différents patterns d'activité électrique au cours du sommeil, en établit une classification et fit l'hypothèse que le rêve était associé à un stade de sommeil léger, caractérisé par un faible voltage. Le rêve, déclare Kleitman en 1939, est la réponse non critique des niveaux inférieurs de l'organisation corticale aux signaux afférents. Ces niveaux inférieurs prennent place à l'intérieur de la hiérarchie des niveaux d'organisation corticale conçue par John Hughlings Jackson, allant de l'inférieur au supérieur, de l'automatisme à la complexité et à l'adaptation, de l'antérieur au postérieur dans la phylogenèse et de l'enfant à l'adulte dans l'ontogenèse. Ainsi le rêve est-il un retour au jeu imaginatif de l'enfant. Il est interprété dans le cadre jacksonien, qui reste peu accessible à la critique expérimentale.
Horace et Giuseppe Moruzzi Le centre cérébral du sommeil (1949)
Le progrès vint de l'électro-oculographie. Dans le laboratoire de Kleitman, Eugen Aserinsky découvrit, en 1953, l'existence d'une organisation périodique de l'activité oculaire de sommeil faisant apparaître un nouveau type de mouvements, les mouvements oculaires rapides, dissociés nettement des mouvements oculaires lents précédemment observés. En réveillant les sujets au cours de ces phases de mouvements oculaires rapides et en les interrogeant sur leurs rêves, il put établir une bonne corrélation avec des souvenirs de rêve. L'association de ces phénomènes psychiques et comportements avec des modifications végétatives, cardio-respiratoires, amena Aserinsky à faire de ces phénomènes l'expression d'un niveau particulier d'activité corticale correspondant au rêve. Un autre élève de Kleitman, William Dement, étudia les aspects électroencéphalographiques, découvrit l'existence d'un pattern particulier de bas voltage avec absence de fuseaux, proposa avec Kleitman, en 1957, une nouvelle classification des stades de sommeil, en quatre stades de profondeur croissante se succédant d'une manière cyclique, et associa le stade 1 aux mouvements oculaires rapides. Un tableau cohérent entre critères semblait alors émerger, autorisant l'identification d'un nouveau stade de sommeil, le sommeil à mouvements oculaires rapides, dont l'interrogatoire des sujets montrait qu'il correspondait au rêve. Les mouvements oculaires rapides traduiraient l'imagerie visuelle du rêve. L'interprétation de ces phénomènes restait prise dans le cadre jacksonien des niveaux d'activité et de développement du système nerveux central.
Pourtant la cohérence du tableau se révéla quelque peu artificielle. Le même pattern électroencéphalographique, de stade 1, ne correspondait pas systématiquement aux mouvements oculaires rapides, mais le faisait seulement dans la phase émergente du cycle, où le seuil d'éveil était également plus élevé. En 1957, Dement et Kleitman remarquent que le parallélisme entre niveaux de conscience et patterns EEG est difficile à établir mais peut exister. L'EEG rapide et de bas voltage, désynchronisé, témoignait à leurs yeux d'une décharge neuronique aléatoire, sans doute issue du système réticulaire activateur ascendant du tronc cérébral, dont l'Italien Giuseppe Moruzzi et l'Américain Horace Magoun avaient fait apparaître, en 1949, la fonction au cours de éveil. Pourtant. le parallélisme psychophysique n'était pas complet. Dement et Kleitman ont mal saisi la dimension comportementale du rêve. Pour eux, il demeure un niveau de conscience dans un continuum qui va de la légèreté à la profondeur, et n'est pas un troisième état de vigilance distinct du sommeil lent et de l'éveil. Ceci avait pour conséquence que le rêve, sommeil avec pattern d'éveil, se rapprochait de l'éveil, et que l'on pouvait donc se demander si les mouvements oculaires rapides du rêve étaient identiques aux mouvements d'observation de l'éveil, comme si le rêveur observait une scène réelle. Cette hypothèse du "balayage" étudiée par Dement a suscité des controverses qui ne sont pas encore éteintes. Conformément à l'héritage de la tradition philosophique, le rêve restait un sommeil léger.
Dans le contexte de la psychanalyse américaine de l'époque, Dement aborda également le problème de la fonction du rêve. Les nouveaux outils neurophysiologiques permettaient en effet une approche plus objective du rêve. Les différences entre sujets psychotiques et normaux se traduisaient-elles dans les rêves et dans leur organisation périodique ? Ceci n'était pas clair. D'autres questions pouvaient se poser. La théorie freudienne du rêve comme expression d'un désir refoulé s'accordait avec la conception du rêve comme allègement du sommeil. Dans cet environnement psychanalytique, Dement entreprit d'étudier la fonction du rêve par des expériences de privation de sommeil chez l'homme et l'animal, expériences dont les résultats furent indécis et dont l'interprétation reste controversée. En 1965, à San Diego, Randy Gardner demeura éveillé durant onze jours. Les modifications physiologiques observées ne s'accompagnaient pas d'un état psychotique. Conformément à des observations antérieures, la phase de récupération était caractérisée par une augmentation importante du sommeil à mouvements oculaires rapides et du sommeil lent profond. Le sommeil était-il nécessaire ? Quelle était alors la fonction du rêve, dont le rebond observé lors de la récupération faisait apparaître la nécessité ? Ces questions, aujourd'hui, restent mal résolues.
Nathaniel Kleitman La phase de recouvrement du rêve (1950)
Dans une tradition intellectuelle très différente, plus pavlovienne et comportementaliste, d'étude du conditionnement et de la plasticité cérébrale, le neurophysiologiste Michel Jouvet et le neuropsychologue François Michel firent à Lyon quelques découvertes dont les conséquences conceptuelles allaient s'avérer révolutionnaires. A la différence de Kleitman, Jouvet n'étudiait pas le sommeil pour lui-même, mais comme une conséquence des phénomènes d'inhibition supramaximale qui se produisent dans certaines circonstances du conditionnement.
Dans le cadre pavlovien, le sommeil pouvait être décrit comme résultant de mécanismes corticaux. Le neurophysiologiste belge Frédéric Bremer, en 1949, soutenait pour sa part que le sommeil résultait d'une interruption des afférences sensorielles ou somatiques au cortex (théorie du sommeil comme "déafférentation"). En effet, l'interruption chirurgicale de ces afférences produisait un état de synchronisation des neurones corticaux.
Eugen Aserinsky Le " REM sleep " (1953)
En 1949 également, Moruzzi et Magoun montrèrent que des stimulations électriques du tronc cérébral produisent une désynchronisation corticale et proposèrent le concept de système réticulaire activateur ascendant du tronc cérébral (SRAA). Le tronc cérébral gouvernait l'éveil, en transmettant les signaux afférents. Michel Jouvet, en 1956, a donc cherché à préciser le rôle du SRAA dans le conditionnement, dans les phénomènes d'attention et d'association. Le sommeil par inhibition supramaximale provient d'une répétition trop fréquente des stimuli.
En explorant par des méthodes électrophysiologiques et des lésions ou sections les mécanismes de cette inhibition, Jouvet parvint à la conclusion que le sommeil lent résultait d'une inhibition active en provenance du cortex sur le SRAA. La théorie passive du sommeil, défendue par Frédéric Bremer, était infirmée. C'est en pratiquant à la fois l'ablation du cortex et l'enregistrement de l'activité électrique musculaire comme signe comportemental des états de vigilance que Jouvet et Michel découvrirent, en 1958, ce qu'il appelèrent d'emblée une " phase paradoxale " de sommeil.
William Dement Les stades du sommeil (1957)
Cette phase était caractérisée par une activité électrique rythmique dans la formation réticulée du tronc cérébral, une activité rapide dans le télencéphale et une atonie musculaire totale. Le contraste entre l'activité rapide du cerveau et l'absence de traduction motrice, provenant vraisemblablement d'une inhibition de la formation réticulée facilitatrice descendante en direction de la moelle épinière, constituait tout le paradoxe de cet état. Il y aurait donc deux sommeils, le sommeil lent provenant d'une inhibition corticale et le sommeil rapide provenant du tronc cérébral. Le sommeil paradoxal a été observé dans des conditions normales chez le chat. Il succédait toujours à des longues phases de sommeil lent, et correspondait à une élévation du seuil d'éveil, ainsi qu'à une diminution d'amplitude des potentiels évoqués recueillis au niveau du cortex. Jouvet et Michel notaient les concordances avec les phénomènes étudiés par Dement et Kleitman, mais pensaient qu'il s'agissait d'un stade de sommeil plus profond, en raison des phénomènes périphériques, mal perçus par Dement.
Malgré les riches conséquences des observations de Jouvet et Michel, leurs interprétations initiales ne furent pas toujours pertinentes, car d'autres paradoxes devaient se révéler sous leurs pas. En opposant le sommeil lent cortical au sommeil paradoxal rhombencéphalique comme le sommeil récent au sommeil archaïque dans la phylogenèse, Jouvet pensait ainsi faire l'histoire du cerveau. Il ouvrait la porte à l'interprétation phylogénétique, mais aussi ontogénétique du sommeil paradoxal. Pourtant, en étudiant la distribution comparée des états de sommeil dans le monde animal, Jouvet a dû constater que le sommeil paradoxal était plus récent que le sommeil lent dans la phylogenèse, ce qui l'a conduit plus tard à spéculer encore plus intensément sur les fonctions de ce sommeil. La singularité de l'état de sommeil ainsi décrit par rapport au sommeil à mouvements oculaires rapides d'Aserinsky, Dement et Kleitman amenèrent Michel Jouvet, François Michel et Danièle Jouvet-Mounier à écrire en 1960: " Il est illusoire de tenter de classer la phase paradoxale par rapport aux autres stades de sommeil, car il s'agit d'un phénomène qualitativement différent. " Il s'agissait en réalité d'un phénomène sui generis qui prenait place dans une classification, non des stades de sommeil mais des états de vigilance, une classification à trois états, l'éveil, le sommeil lent et le sommeil paradoxal.
Michel Jouvet Le sommeil paradoxal (1959)
Ce dernier était caractérisé par un étrange mélange d'inhibition et d'activation. La découverte du centre hypnique du tronc cérébral par Moruzzi, à Pise, en 1959, impliquait l'abandon définitif de la théorie passive du sommeil. Coexistence d'une activation centrale et d'une inhibition active de la majeure partie de la motricité périphérique, le sommeil paradoxal de Jouvet confirmait la théorie active du sommeil. Il constituait une révolution majeure dans la théorie du sommeil, de l'éveil et du rêve, et l'abandon définitif de conceptions philosophiques dont les raisons étaient étrangères à celles, plus mystérieuses, de la physiologie et de la biologie. Des expériences de destruction, de transection et de stimulation des noyaux du tronc cérébral permirent de mieux localiser les structures responsables du sommeil paradoxal. Les progrès ultérieurs de l'histochimie permirent de découvrir que ces structures correspondant à l'intégralité des noyaux du tronc cérébral comportant des monoamines (la sérotonine en particulier), donnant lieu de cette manière à une hypothèse sur le déterminisme monoaminergique du sommeil paradoxal, hypothèse qui reste partiellement vraie. L'activité électrique rythmique, de nature périodique, issue du tronc cérébral à destination des centres corticaux (les ondes ponto-géniculo-occipitales, PGO) ont donné lieu à de nombreuses études, et l'on a été tenté de voir dans ces ondes le messager du contenu du rêve décrypté par les neurones corticaux. Enfin, la connaissance des structures responsables de l'inhibition du tonus musculaire (le noyau Locus Coeruleus) a permis à Michel Jouvet, en levant cette inhibition par lésion, de découvrir l'expression comportementale du rêve, interdite chez l'animal normal. Tout un répertoire de " comportements oniriques " put être ainsi décrit. De nombreuses hypothèses furent émises sur la fonction biologique de paradoxal. Michel Jouvet proposa l'idée que ce sommeil servait à la reprogrammation périodique des comportements de base de l'espèce, on de propriétés idiosyncrasiques de l'individu. Danièle Jouvet-Mounier L'ontogénèse de rêve (1968)
Au moment où elle fut proposée, la théorie du sommeil paradoxal comme deuxième état de sommeil et troisième état de vigilance ne fut pas immédiatement comprise. Des spécialistes comme Bremer, Kleitman, Eccles, ou d'autres émirent des réserves qui tenaient à la difficulté de concevoir le phénomène dans le cadre des conceptions régnantes. A vrai dire, le terme de sommeil perdait un peu de sa pertinence pour désigner un phénomène aussi singulier. Persuadé de cette singularité, Michel Jouvet a combattu les théories unicistes et continuistes des stades de sommeil, et s'est en même temps engagé dans la recherche des indices permettant d'établir les fonctions biologiques servies par le sommeil paradoxal. Neurophysiologie expérimentale, neurochimie, phylogénie et ontogénie furent étudiées systématiquement. La théorie mono-aminergique du sommeil fut particulièrement développée, et son histoire est riche de dimensions épistémologiques importantes concernant les relations entre chimie et physiologie. L'un des aspects les plus significatifs concerne l'ontogenèse.
En 1968, Danièle Jouvet-Mounier étudia l'ontogenèse comparée des états de vigilance chez le chat, le rat et le cobaye. Elle observa que la proportion du sommeil paradoxal à la naissance dépend de l'état de maturation du cerveau, Ce travail capital est à la source des théories qui font jouer au sommeil paradoxal un rôle dans l'expression génétique, in utero, qui aboutit à la mise en place des circuits neuronaux caractéristiques de certains comportements. L'expression de ces comportement, comme le sourire du nouveau-né, a lieu au cours des phases de sommeil paradoxal. Ce sourire est une porte ouverte sur les fonctions du rêve.
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