Sommeil et rêve en Égypte antique



Sommeil et rêve
en Égypte antique.
Psychanalyse et oniromancie
[p. 22-31]
Psychiatre, chef de service secteur Draguignan (83G13).
Centre hospitalier de Dracénie, B.P. 249, 83007 Draguignan cedex,
tél. 33(0)494 605 125 – fax 330(0)494 605 805.
Sois un artisan de la parole afin d’être fort, car… la
parole est plus puissante que le combat.
Ptahhotep (anc. empire vers 2360 av J.C.)
Résumé – Les Égyptiens ont poursuivi les techniques divinatoires des rêves initiées par les Assyriens. La
nuit était pleine de danger et le sommeil témoin de ces risques où le monde des humains, des dieux et des
êtres désincarnés pouvaient se rencontrer. Lieu de rencontre des mondes perceptibles et immatériels, le
rêve permettait de connaître le futur et les avis des dieux. Dans l’antiquité, l’incubation et la dormition
dans les temples divins favorisaient cette communication avec les dieux. Les prêtres avaient un rôle
important en tant qu’accompagnateurs et décodeurs du message divin à l’aide de clés des songes.
Freud s’est situé en rupture par rapport à ces croyances populaires. Dans la psychanalyse, les associations
du rêveur sont seules prises en compte pour explorer cette « voie royale » de la connaissance de l’inconscient
du sujet.
Mots-clés – Rêve, Égypte, interprétation, psychanalyse, dormition, incubation, oniromancie.
De même que la mort, la perception du sommeil est un
élément fondamental de la culture d’une société et varie
avec elle.
Il est essentiel d’approcher cette connaissance afin de connaître
la culture des peuples. En Égypte vivait une aristocratie
obsédée par la mort au point de faire construire, de
son vivant, des tombeaux gigantesques comme nous en retrouvons
aujourd’hui quelques vestiges.
Que représentent le sommeil et le rêve pour les Égyptiens
à la période antique ?
Le livre des pyramides
La découverte de Champollion a été l’élément fondamental
pour commencer à comprendre cette civilisation qui
fascinait par l’importance qu’elle accordait aux tombeaux.
Depuis, la conception de la mort chez les Égyptiens a été
beaucoup étudiée et de très nombreux témoignages nous
sont parvenus en particulier des écrits des pyramides. À
l’origine de ces textes, il s’agissait de prières et d’incantations
secrètes réservées aux prêtres et aux initiés qui accompagnaient
le détachement du mort.
Puis la première fois apparue sur la pyramide du roi Ounas
à Saqqarah, ces « textes des pyramides » se sont répandus
sur les parois des tombeaux et des sarcophages royaux et
princiers, puis sur ceux de l’aristocratie des fonctionnaires
héréditaires et fortunés. Progressivement, par une extension
des rites funéraires, des textes ont été inscrits sur de
simples papyrus, « guides de l’au-delà », déposés dans les
tombes pour fournir au défunt des descriptions de différents
endroits de l’au-delà, ainsi que des termes qui aideraient
l’âme du défunt à les traverser en toute sécurité.
De manière un peu abusive, on a appelé ces écrits le « Livre
des morts égyptiens ». Ce nom fait irrémédiablement référence
à un autre document : le Bardo Todol, le Livre des
morts tibétains.
Ces deux textes sont très différents dans leur forme comme
dans leur contenu, pourtant il existe quelques convergences,
en particulier le fait que le prêtre, par sa prière, accompagne
progressivement le défunt dans le détachement
de son enveloppe terrestre.
Pour le sommeil et le rêve, nous ne bénéficions pas de très
nombreux documents, c’est sans doute la raison pour laquelle
il existe peu d’études sur ce sujet mais tout de même,
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des papyrus et des bas-reliefs font percevoir que le sommeil
était une activité indispensable et inquiétante.
Cosmogonie égyptienne
Il nous faut d’abord nous rappeler quels sont les principaux
dieux de l’Égypte antique.
S’étendant sur plus de 5 000 ans et en des lieux divers, les
croyances ont varié dans le temps. Les dieux ont varié selon
les époques et pour une même divinité, les fonctions et
les attributions ont fluctué. De plus, chaque ville avait une
divinité tutélaire avec un culte spécifique.
Bien qu’il existe au moins quatre cosmogonies, la plus connue
est celle de l’ennéade. Elle met en scène 9 dieux principaux.
Atoum est le dieu créateur initial. Il créa Chou et Tefnout
qui enfantèrent Geb, déesse de la terre et Nout, le dieu du
ciel.
Geb et Nout enfantèrent deux couples :
• Osiris et Isis d’un côté,
• Seth et Nephtis de l’autre.
On connaît bien l’histoire de la rivalité de Seth et d’Osiris.
Osiris était le roi de la basse Égypte. Seth, jaloux de son
frère, a fait construire une grande caisse de la taille d’Osiris.
À l’occasion d’un banquet, le concours est lancé de celui
qui s’adaptera le mieux à cette boite. Dès qu’Osiris pénètre
dans la boite, Seth fait refermer rapidement le couvercle,
jette la caisse dans le Nil et prend le pouvoir.
Isis parvient à retrouver son frère et mari et le fait ramener.
Seth, l’ayant appris, fait intercepter le convoi et découpe
Osiris en 14 morceaux éparpillés en Égypte. Isis arrivera à les
retrouver tous sauf un : le pénis, avalé par un gros poisson.
Isis rassemble les morceaux, créant la première momie, et
fabrique une prothèse pénienne. Avec l’aide d’autres divinités,
Isis, par des pratiques magiques, parvient à ramener
Osiris à la vie. Transformée en faucon, elle s’élève au dessus
d’Osiris et se fait féconder. Ainsi fut conçu Horus, le
dieu-roi à tête de faucon. Osiris devint le dieu de la résurrection
des morts.
Après un combat contre Seth pour venger son père et reconquérir
le trône, Horus devint roi d’Égypte.
Ainsi, Horus est le dieu tutélaire de la Basse Égypte, Seth
celui de la Haute Égypte.
Horus représente l’ordre. Les pharaons se réclament de sa
descendance. Ils gouvernaient sous le nom d’Horus : Horus
Ménès, Horus Kheops,…
Seth représente le trouble, l’anarchie.
Chaque jour, le voyage de Rè rappelait le déroulement de
la vie. Au crépuscule, Rè-Horakti, le roi céleste, changeait
d’embarcation, devenait inerte sous la forme du dieu à tête
de bélier et gagnait les eaux souterraines. Il descendait dans
le monde souterrain à l’issue duquel il ressuscitait.
C’était un combat contre le dieu Apophis, serpent maléfique,
et les ennemis terrestres de l’Égypte.
Au matin, l’ordre triomphant surgissait du char de la nuit,
rétabli par le lever du soleil.
Osiris mort.
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La renaissance du jour assurait aux Égyptiens qu’eux aussi
se lèveraient après la mort et occuperaient la place qui leur
revenait dans l’ordre de l’univers.
La société égyptienne
La société égyptienne antique était une société très organisée
et hiérarchisée.
Cette structuration hiérarchique reposait sur des bases économiques
strictes : les crues du Nil.
Dans un milieu où la pluie est pratiquement absente, les
Égyptiens étaient tributaires des crues annuelles du Nil qui
apportaient l’eau et le limon, alluvions qui fertilisait les
champs. Pour limiter les dégâts liés à cette crue, des digues
avaient été construites et l’ouverture de la brèche dans les
digues était sous la responsabilité d’un chef qui devait savoir
donner l’ordre d’ouvrir les digues au bon moment et
avec la bonne ouverture.
Cette confiance dans le chef était essentielle : trop peu d’eau
donnait de mauvaises récoltes, d’où une possible famine,
trop d’eau pouvait noyer les récoltes, voire les habitations.
Cette régulation et cette répartition des arrosages dans les
champs nécessitaient une soumission à l’autorité, à l’ordre
et à la conformité. On comprend l’importance primordiale
d’un bon chef. Quelle meilleure garantie que la filiation
divine !
Effectivement, les périodes troublées furent souvent liées à
de mauvaises récoltes, remettant en question la légitimité
du pharaon.
Le sommeil et la mort
Ce court rappel nous permet de resituer la position essentielle
de la mort dans les préoccupations des Égyptiens et la
place du sommeil. Car la mort et le sommeil sont très proches
pour eux1.
Pendant le sommeil, l’homme plonge dans le Noun, l’océan
primordial d’où tout est sorti, à commencer par Atoum, le
dieu des origines et Apophis sa contrepartie négative. Le
Noun est comme l’eau foetale, la crue annuelle de Nil. Les
pyramides sont un symbole de l’émergence terrestre hors
de l’océan primordial.
Pendant le sommeil, l’homme replonge dans le Noun,
comme un retour de Ra dans la barque qui l’emmène dans
les ténèbres combattre le serpent…
Il existe chez les Égyptiens 3 mondes distincts :
• le monde que nous habitons pendant notre vie terrestre,
• le monde des morts, peuplé de démons, d’êtres désincarnés,
• le monde des dieux.
Le sommeil assure des fonctions essentielles :
• la réparation et la régénération du corps et de l’esprit,
• l’accès au rêve,
• la communication entre les hommes et les dieux,
• l’ouverture d’un pont entre les trois mondes : le monde
d’ici-bas, le monde des morts et le monde des dieux.
Le jour est le règne du monde organisé, le règne de Ra,
réglé par le soleil bienfaisant.
La nuit, les dieux dorment dans leurs temples, les statues
divines sont dans leur naos, coffre de pierre ou de bois. La
nuit représente un monde très menaçant pour les Égyptiens.
C’est le monde des ténèbres, le règne de tous les dangers.
Architecture domestique
Cette conception a des incidences sur la vie quotidienne et
l’organisation architecturale des maisons. On connaît l’agencement
de certains palais et de maisons de notables sous
l’ancien et le moyen empire, moins les maisons du peuple.
La question est souvent de savoir si la maison comportait
un ou deux étages en fonction de la présence d’escaliers ou
de l’épaisseur des murs.
Sans reprendre l’agencement des maisons du peuple, on
peut remarquer que ce qui est considéré comme la chambre
à coucher fait partie de la section privée de la maison.
En effet, une partie de la maison comporte les sections d’accueil
et de réception tournées vers l’extérieur, mais la chambre
et ses annexes sont des espaces reculés : elles ne sont
que très rarement ouvertes sur l’extérieur.
Dans un récit épique, lorsqu’un des protagonistes, Sinouhe
énumère les raisons qui auraient pu pousser le héros de
Retenou à le haïr profondément, il évoque : « Sommesnous
dans le cas où j’aurais ouvert les pièces du fond de sa
maison ? » Cette interrogation montre l’importance de l’intimité
attachée du lieu du sommeil.
Aussi la chambre est-elle située dans la partie la plus reculée
de la maison. On retrouve cette disposition dans le temple
où le naos est dans la profondeur du temple, hors de la
1. Cerny J., Gardiner H., Hieratic ostraca, 1957, pl. XXXVIII, recto, 1. 5-60 cité par Sauneron S. et coll, Les songes et leur interprétation, Paris,
Éd du Seuil, 1956.
Stèle de la famine.
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vue des fidèles, lieu réservé à quelques uns dont le grand
prêtre et le pharaon qui pouvaient partager l’intimité du
dieu.
La chambre est d’ailleurs accompagnée, quand le niveau
de vie le permet, d’une salle de bain et de cabinets d’aisance.
Ce sont des lieux du corps et de l’intime, enveloppés d’un
voile de pudeur.
La chambre n’est pas un lieu de vie car dans les maisons à
étages représentées dans les tombes (maison de Touty Nefer
par exemple), les plafonds sont très bas et il n’est pas très
confortable d’y faire des séjours prolongés en dehors des
moments de sommeil.
Placée en rez-de-chaussée, la chambre ne se distingue pas
des autres pièces par des caractéristiques architecturales en
dehors de sa position et la fréquence d’une alcôve pour
recevoir le lit de l’occupant ou une banquette de briques
séchées qu’il suffisait de recouvrir d’un natte pour en faire
un lit. On trouve parfois ce dispositif dans les pièces de
réception également.
La décoration des pièces est faite de peinture blanche. Il
existe rarement des peintures murales. Quand elles existent,
elles sont disposées dans les pièces de réception.
Des éléments de décoration murale des chambres n’ont été
retrouvés que dans quelques palais.
Le rêve
Le mot égyptien qui désigne le rêve est un dérivé du verbe
signifiant « veiller » ou « s’éveiller ». La nuit, ayant perdu le
sentiment des choses terrestres, le dormeur s’éveille, par le
songe, aux perceptions d’un univers différent2.
Le sommeil est un intermédiaire indispensable pour recevoir
le rêve. Le rêve peut être reçu également pendant la
journée (par exemple lors d’une sieste post-prandiale : rêve
du prince Thoutmosis sous le sphinx, cf. infra).
Le rêve est le réveil sur les autres mondes. Il entrouvre la
porte sur le monde des dieux et des démons, des êtres désincarnés
et des morts. C’est une levée de barrière entre
ces différentes catégories.
Le voyage du rêve peut aussi être un voyage spatial.
C’est une vision réelle, non pas une production fantasmatique
issue de l’imaginaire. Elle entraîne l’adhésion du sujet
comme peut l’être dans notre culture les hallucinations dans
les psychoses.
« Le dieu a créé les rêves pour indiquer la route au dormeur
dont les yeux sont dans l’obscurité3. »
Cette perméabilité entre ces mondes a des conséquences
majeures. Pendant le rêve, le dormeur essaie de trouver de
l’aide, de résoudre des problèmes ou d’avoir un aperçu sur
le futur.
Pendant le sommeil aussi, le dormeur est vulnérable et des
succubes, démons malveillants, peuvent s’approcher du
dormeur sans défense et lui faire subir des outrages jusqu’à
les engrosser de leur semence empoisonnée.
Contre tous ces dangers, des protections sont nécessaires.
Aussi, il existait des textes de protection sur des papyrus ou
sur des repose-tête avec une représentation de Bes, le dieu
protecteur.
Voici un exemple de texte à réciter après avoir fait des rêves
effrayants :
À réciter par un homme à son réveil, au lieu même où il se
trouve : « Viens à moi, viens à moi, ma mère Isis. Vois, j’ai
eu des visions loin de toi en ta cité. Me voici, mon fils Horus
: révèle ce que tu as vu, afin que ces menaces éparses
dans tes rêves puissent disparaître, et le feu s’attaquer à celui
qui t’effraie. Vois, je suis venue chasser tes maux, et extirper
tout ce qui est pernicieux ! Salut à toi, ô rêve propice
qu’on voit de nuit ou de jour. Bannies sont toutes les visions
pernicieuses que Seth, fils de Nout, a créées. Tout autant
que Rê est protégé de ses ennemis, je suis moi-même égale-
2. Sauneron S., op. cit., p 20.
3. Livre de sagesse écrit en démotique : Papyrus Insinger, 32, 33 : F. Lexa, Enseignements moraux d’un scribe égyptien du premier siècle après J.-C.,
I, Paris, 1926, p. 103, cité par Sauneron S., op. cit., p. 54.
Bes, le dieu Protecteur.
26 | Psy Cause – 38
ment protégé de mes ennemis ! » Cette formule est à réciter
par l’homme qui s’éveille, au lieu même où il se trouve,
après avoir reçu un peu de pain, et quelques légumes imprégnés
de bière et de myrrhe. On en oindra son visage, et tous
les mauvais rêves qu’il a eus seront conjurés.4 »
Deux types de rêves
On peut considérer deux types de rêves : les rêves spontanés
et les rêves provoqués.
Parmi les rêves spontanés on distingue :
• rêves à caractère prophétique, dont le sens est immédiatement
compréhensible ou qui méritent une interprétation
symbolique,
• rêves ordinaires qui nécessitent une interprétation pour
leur compréhension.
Les rêves provoqués qui ont eu un grand succès dans le
monde gréco-romain.
1- Les rêves spontanés
a- Les rêves à caractère prophétiques ou de
compréhension immédiate
Parmi ceux-ci, on peut citer :
– Le songe du roi Djoser, constructeur de la première pyramide
de Sakkarah, qui fut inscrit sur la stèle dite de la famine
au sommet de l’île Fehel qui domine les cataractes du
Nil :
Pendant que j’étais endormi, en vie et joyeux, je trouvais le
dieu debout devant moi. Je l’apaisais de louanges et lui offrit
des prières en sa présence. Il se révéla avec un visage
amical et il déclara : « Je suis Khnoum, ton créateur. Mes
bras sont autour de toi pour modeler ton corps et pour guérir
tes membres. Je t’attribue les pierres précieuses et les pierres
dures qui ont existé depuis le commencement et avec
lesquelles aucun travail n’a encore été fait, de façon à construire
des temples, à restaurer ce qui est ruiné, et tailler des
naos, faisant ce que l’on doit faire pour son seigneur. Car je
suis le seigneur créateur. Je suis celui qui s’est créé lui-même,
Noun, le très grand, qui vint à l’existence au commencement,
au désir duquel l’inondation se lève de façon à accomplir
l’oeuvre de mon ordre, pendant que chaque homme
est conduit à son devoir. Je suis Tenen, père des dieux, Shou
le grand, contrôleur de la terre. Les deux cavernes sont dans
une chambre en dessous de moi, où se trouvent les sources
qu’il m’appartient d’ouvrir. Je connais l’inondation, son flot
est sur les cultures, son flot confère la vie à chaque narine,
le flot est sur les terres cultivées jusqu’au retrait et la terre
est fertilisée. Je verserai pour toi l’inondation sans une seule
année d’absence ou d’insuffisance sur le pays entier, et toutes
les plantes croîtront et plieront sous leurs fruits. Renenut
sera la première sur toutes choses et toutes choses seront
produites par millions au travers des années. Les paysans
pensent dans leurs coeurs avec leurs seigneurs : les années de
famine sont passées, celles pendant lesquelles exista le manque
dans les greniers. Toute l’Égypte viendra dans la campagne,
la campagne brillera et l’orge sera coupée. La joie
sera dans les coeurs plus qu’il ne fut jamais5. »
Plus loin dans ce récit, il décrète un nouvel impôt afin de
remettre en état et d’entretenir les temples des dieux…
– Le songe du prince Thoutmosis, fils de Aménophis II qui
devint Thoutmosis IV. Il laissa une célèbre stèle érigée au
pied du sphinx de Gizeh.
Un jour parmi les autres, le prince royal était venu se promener,
à l’heure de midi ; il s’assit à l’ombre de ce grand
dieu (le grand sphinx) et le sommeil et le rêve s’emparèrent
de lui, au moment où le soleil était à son plus haut point. Il
constata que la majesté de ce dieu sacro-saint parlait de sa
propre bouche, comme un père qui s’adresse à son fils :
« Regarde-moi, jette les yeux sur moi, ô mon fils Thoutmosis,
Je suis ton père, Harmakhis-Khépri-Rê-Toum. Je t’accorde
ma royauté sur terre, à la tête de vivants. Tu porteras
donc couronne blanche et couronne rouge sur le trône de
Geb, le dieu héritier ; à toi sera le pays, dans sa longueur et
dans sa largeur ainsi que tout ce sur quoi l’oeil du seigneur
universel répand sa lumière. Tu recevras les aliments des
deux terres, ainsi qu’un abondant tribu de tout pays étranger,
et une durée de vie comportant un long terme d’années…
Mon visage est tourné vers toi et mon coeur vole vers toi,
vois l’état où je suis, et mon corps douloureux, moi, le
maître du plateau de Gizah ! Le sable du désert sur lequel
je trône s’avance vers moi, aussi dois-je te confier la réalisation
de mes voeux, car je sais que tu es mon fils qui va
me protéger : approche, vois, je suis avec toi et je suis ton
guide ! »
À peine eut-il achevé ces mots que le prince s’éveilla, parce
qu’il venait d’entendre ce discours. Il reconnu que ce fut les
paroles de ce dieu, et il garda le silence en son coeur6.
Je ne vais pas tenter une analyse de ces rêves. Je me bornerai
à attirer votre attention sur l’aspect sociologique et même
la fonction politique de ceux-ci. Ils n’ont pas été trouvés
inscrits au fond d’une tombe ou sur un papyrus, encore
moins sur un quelconque ostracon. Ils ont été gravés sur
des stèles, bien en évidence pour marquer le pouvoir du
pharaon. C’était un acte d’importance. Une cérémonie et
une grande fête en présence du pharaon ont pu être organisées
pour célébrer l’inscription de ces stèles.
Le premier rêve, celui du roi Djoser sur la stèle dite de la
famine, plus long, est explicite. C’est un véritable discours
démagogique, assurant l’abondance pour tous tant qu’il
règnera. Plus loin, sous le motif d’entretenir les temples, il
légitime de nouveaux impôts.
4. Josset P., Le sommeil et le rêve en Mésopotamie et Égypte antique, 04-2002, p 60-61, cité par Sauteron, Les songes et leur interprétation, p. 21
extrait de papyrus Chester Beatty n° III, 10,10 sq. Alan Gardiner : Hieratic papyri in the British Museum, third series, vol I Text p. 19.
5. Josset P., op cit., p. 64-65.
6. Josset P., op cit., p. 65-66.
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Le deuxième songe est également une légitimation divine
du pouvoir du pharaon sur les deux royaumes d’Égypte.
En effet, Thoutmosis n’était pas l’héritier en droite ligne
du trône. Il promet une certaine aisance intérieure, des revenus
pour lui et donc pour tous les Égyptiens et une longue
vie, gage de stabilité politique car souvent les luttes de
successions créaient des troubles sanglants.
Les rois ne sont pas les seuls à utiliser les productions oniriques.
Un autre groupe de puissants, les prêtres, ont aussi
utilisé les rêves, pas seulement par les techniques de divination
ou d’incubation, mais pour leur propre compte
comme ce rêve du prêtre Pchérenptah.
C’est la femme du prêtre qui s’exprime :
Trois fois, j’avais été enceinte de lui, sans jamais mettre au
monde de garçon : rien que des filles ! Aussi adressai-je une
prière, avec mon mari, à la majesté de ce dieu sacro-saint,
grand de miracles, dont les entreprises réussissent, ce dieu qui
donne un fils à qui n’en a pas, Imhotep, fils de Ptah. Il entendit
notre prière, et il exauça les supplications de mon mari. Il
vint au chevet du grand prêtre, en songe, et il lui dit : « Qu’on
entreprenne une grande construction dans tel secteur de la
ville de Memphis, où repose mon corps, et je t’en récompenserai
en t’accordant un garçon. » Pcherenptah s’éveilla sur ces
mots, et se prosterna devant ce dieu sacro-saint7.
Et le temple a été construit. Pchérenptah devait être un
dignitaire important. À la différence des pharaons, ce n’est
pas lui qui parle, c’est sa femme.
Sa femme et lui ont invoqué Imhotep, fils de Ptah, le dieu
de la médecine. On retrouve Ptah dans son nom. Sans doute
ce nom n’était-il pas le fruit du hasard mais lié à la divinité
implorée.
b- Les rêves ordinaires et les clés des songes
Les clés des songes poursuivent le sens initié par les Mésopotamiens
de l’oniromancie, interprétation ou divination
des rêves, à l’origine des clés des songes.
Elles présentent un intérêt car elles montrent la richesse du
symbolisme dans les interprétations et entrouvre une porte
sur le fonctionnement de l’inconscient des Égyptiens.
Les Égyptiens avaient élaboré des clés des songes. Il semble
bien que les Mésopotamiens les aient précédé dans cette
démarche et il n’est pas surprenant qu’on retrouve la même
structure explicative dans ce qu’on peut appeler deux
méthodologies.
Par exemple, dans le Papyrus Chester Beatty III datant du
moyen empire (période ramesside) la clé des songes a la
structure suivante :
Si un homme se voit en rêve en train de …, c’est bon signe,
cela signifie que…
Ou : c’est mauvais, cela signifie que…
Comme dans toutes les clés des songes, on ne sait en fait
rien de l’individu mais on peut appréhender certains modes
de pensée collective. Cela nécessite de bien connaître
la culture, le vocabulaire et ses valeurs phonétiques. Les
Égyptiens avaient un réel sens de l’humour, les associations
par assonances sont fréquentes. Les Égyptiens aimaient les
doubles sens, les homophonies et les jeux de mots.
Si un homme se voit en rêve :
Voyant un serpent, BON, cela signifie provisions,
La bouche pleine de terre, BON, c’est manger (les biens) de
ses concitoyens,
Regardant par la fenêtre, BON, c’est que dieu entendra son
cri,
Mangeant de la viande d’âne, BON, cela signifie sa promotion,
Faisant l’amour avec sa soeur, BON, c’est que quelque chose
lui sera transmis,
Faisant l’amour avec une femme, MAUVAIS, cela signifie
deuil
Faisant l’amour avec une gerboise, MAUVAIS, un procès sera
intenté contre lui,
Faisant l’amour avec un milan, MAUVAIS, un procès lui
sera intenté,
Son lit prenant feu, MAUVAIS, cela signifie le rapt de sa
femme8.
7. Josset P., op cit., p. 72-73.
8. Josset P., op cit., p. 82.
Imhotep.
28 | Psy Cause – 38
De même, concernant une femme :
Si une femme embrasse son mari, elle aura du chagrin,
Si un cheval s’unit à elle, elle sera violente avec son mari,
Si un âne s’unit à elle, elle sera punie d’une grande faute,
Si un bouc s’unit à elle, elle mourra promptement,
Si un bélier s’unit à elle, Pharaon sera plein de bonté pour
elle,
Si un Syrien s’unit à elle, elle pleurera car elle laissera un
esclave s’unir à elle9.
On retrouve là une position d’inversion de sens (le mari),
la force et la violence du cheval, le bélier est support
d’Amon-Ra, protecteur de la puissance pharaonique.
Quand à la dernière proposition, elle est le fait de l’ostracisme,
voire de la xénophobie des Égyptiens à l’encontre
de leurs voisins.
Concernant les naissances :
Si elle met a monde un chat, elle aura beaucoup d’enfants,
Si elle met a monde un chien, elle aura un garçon,
Si elle met au monde un âne, elle aura un enfant idiot,
Si elle met au monde un crocodile, elle aura beaucoup d’enfants10.
Dans cette série d’interprétation, des qualités différentes
sont attribuées aux animaux. Les chats et les crocodiles sont
très prolifiques, de plus, les crocodiles ont une connotation
religieuse. La violence et l’impétuosité des chiens sont
soulignées. L’âne avait déjà la connotation que nous lui
connaissons…
2- Rêves provoqués : incubation et dormition
Il existait des rêves provoqués pour entrer en relation avec
une divinité afin de recueillir son avis. Cet avis concernait
soit la résolution d’une difficulté (stérilité, construction d’un
temple, traduction,…) soit la guérison d’une maladie, c’est
le rêve curatif lié aux temples-sanatoriums.
La personne, ou un de ses proches s’il ne pouvait se déplacer,
se rendait dans le temple du dieu pour y recevoir en
rêve l’avis de la divinité. L’incubation est l’opération de
mise en condition qui permet recevoir cet avis divin.
Les pèlerins dormaient à proximité du temple où réside le
dieu qu’ils sollicitaient.
Le séjour comprenait une préparation pour être en mesure
de recevoir l’avis de la divinité. On peut définir la dormition
comme l’endormissement dans la piété.
Ces rites de dormition comportaient notamment une préparation
psychologique qui les mettait en état de recevoir
les messages issus des rêves.
Les prêtres jouaient un grand rôle dans ce travail de préparation
qui pouvait durer plusieurs jours avant que la
réponse ne s’ébauche. Ils recevaient les plaintes des malades
et la description de leurs symptômes. Ils accompagnaient
les pèlerins dans leurs prières et leurs recherches.
9. Josset P., op cit., p. 85.
10. Josset P., op cit., p. 87.
11. Griffith F., Thormson H., The demotic magical papyrus of London and Leiden, Oxford, 1921, p. 43-51: in par Sauneron S., op cit.
Ils avaient également une fonction d’éclairage et d’interprétation
de ces rêves. Ces séjours pouvaient durer plusieurs
jours.
Cette technique a été très répandue dans le monde grec
dont nous avons de nombreux témoignages et pour lequel
nous connaissons les principaux lieux de dormition. Nous
avons par contre peu de témoignages concernant l’Égypte.
Il apparaît que ces techniques ont été plus fréquentes à partir
des Ptolémées, cependant on ignore encore si ces rites
ont été importés ou s’ils préexistaient à l’arrivée d’Alexandre
de Macédoine.
Ces pratiques ont eu une grande importance dans la culture
helléniste. D’ailleurs, on peut s’interroger sur une corrélation
avec la fréquence des lieux de cultes orthodoxes
consacrés à la dormition de la Vierge.
Un papyrus démotique présente les pratiques de dormition
effectuées dans l’oratoire du dieu Bes à Abydos :
« Tu te rends dans une pièce sombre et propre, dont la façade
s’ouvre au sud, et tu la purifies avec de l’eau additionnée
en Natron. Puis tu prends une lampe blanche, neuve, en
laquelle n’entre ni terre rouge ni eau de gomme, et tu y
introduis une mèche propre, et tu l’emplis de vraie huile,
après avoir, au préalable, écrit ce nom et ces figures sur la
mèche, avec une encre additionnée de myrrhe. Et tu poses
cette lampe sur une brique neuve, devant toi, après avoir
saupoudré le sol sous elle de sable ; et tu prononces ces
formules au-dessus de la lampe, en les répétant jusqu’à sept
fois. Tu répands l’encens devant la lampe, et tu regardes la
lampe ; quand tu aperçois le dieu, au voisinage de la lampe,
tu t’étends sur une natte de roseau, sans adresser la parole à
qui que ce soit. Alors le dieu te répond en rêve… (suit le
détail des formules et de hymnes à réciter au cours des opérations
préliminaires, ainsi que la description de la pommade
dont les yeux du dormeur doivent être enduits11). »
Le sanctuaire de Deir El Bahari aurait été également un
lieu de pèlerinage. Le grand temple de Deir El Bahari a été
construit par la reine Hatchepsout, cette reine-pharaon a
fasciné et fascine bien des égyptologues par sa singularité.
Son accession au pouvoir puis son règne de 1490 à 1468
ont été une période de paix et de quiétude apparente. Dans
ce cirque de la montagne thébaine, il y avait déjà le tombeau
du roi Montouhotep (XIe dynastie) dont le temple
comprenait un péristyle à plusieurs niveaux.
Construit à côté de celui-ci, le temple érigé par Hatchepsout
est encore plus imposant par ses trois terrasses reliées
par des rampes en pente douce. Imhotep et Amenhotep,
fils de Hapou, sont représentés dans leurs niches contre la
falaise. Ils étaient les messagers des requêtes adressées aux
dieux mais pouvaient aussi être les messagers des décisions.
Certains auteurs considèrent que ces terrasses ont pu accueillir
de nombreux pèlerins venus demander aux dieux
de les aider dans leurs souffrances physiques et morales par
38 – Psy Cause | 29
des techniques de divination impliquant la dormition voire
l’oracle à la période ptolémaïque.
Plus tard, un monastère copte s’était installé dans ce temple.
On n’a pas de témoignage concernant leur activité.
Rêve et psychanalyse
Il pourrait être tentant de voir dans la fonction des prêtres
une forme de psychothérapie. Il serait cependant abusif d’y
voir un stade précurseur de la psychanalyse.
On sait que Freud était un grand amateur d’objets antiques
et particulièrement de statuettes égyptiennes. Il avait même
converti en antiquités le montant de son prix Goethe de la
ville de Francfort12.
Les photos de son cabinet de travail à la Berggasse de même
que celles de son bureau d’exil londonien témoignent de
cet attrait pour les antiquités égyptiennes.
Alain de Mijolla a parlé de « livre égyptien de Freud » à
propos de L’interprétation du rêve13.
Effectivement, on retrouve parmi les très nombreuses références
et citations de l’ouvrage, une note ajoutée à l’édition
de 1914 (alors que l’édition originale est datée de
1900). Cette note concerne Hérophile14, médecin d’Alexandrie
vivant à l’époque ptolémaïque et qui distinguait trois
types de rêves :
• les rêves envoyés par les dieux,
• les rêves naturels « qui apparaissent quand l’âme se crée
l’image de ce qui lui est profitable et de ce qui va arriver »,
• les rêves mixtes qui « apparaissent d’eux-mêmes du fait
que s’approchent des images, lorsque nous voyons ce que
nous souhaitons15 ».
C’est selon Freud la première conception considérant le
rêve comme la manifestation du désir du dormeur.
Le travail sur le rêve a traversé toute l’oeuvre de Freud, de
la Traumdeutung, L’interprétation du rêve, jusqu’aux « Nouvelles
suites des leçons d’introduction à la psychanalyse »,
conférences qu’il avait écrites faute de pouvoir les prononcer
en raison de son état de santé, et même dans son Abrégé
de psychanalyse posthume.
Dès la Traumdeutung, la démarche de Freud est à l’opposé
de l’oniromancie traditionnelle. Contrairement à cette tradition,
il n’interprète pas les éléments à partir d’une clé des
songes, mais se base uniquement sur les éléments du dormeur
qui construit sa propre chaîne associative pour discerner
le sens latent du rêve. Expérimentant lui-même cette
technique : « J’ai commencé à en isoler tous les détails [du
rêve], rompant ainsi les liens qui les attachaient les uns aux
autres ; ensuite, partant de chacun de ces détails, j’ai suivi
les associations d’idées qui s’offraient à moi. J’ai obtenu par
ce moyen un ensemble de pensées et de réminiscences parmi
lesquelles je reconnaissais bon nombre d’éléments essentiels
à ma vie intime16. »
12. Freud S., « Lettre à Hermann du 28.2.1936 », dans Chronique la plus brève. Carnets intimes 1929-1939, Paris, Albin Michel, 1992.
13. A. de Mijolla, « De la science à l’interprétation des rêves, sur le chemin en France du “livre égyptien” de Freud », Colloque Centenaire de
l’interprétation des rêves, Paris, 28-30 mai 1999.
14. Pulcini M., « Hérophile, un médecin d’Alexandrie » dont Freud dit qu’il fut le premier à affirmer que le rêve est la réalisation du désir, Revue
Psy Cause, dans ce numéro, p. 9-16.
15. Freud S., OEuvres complètes IV, Paris, PUF, note p. 167-168.
16. Freud S., Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, 1925.
Deir El Bahari.
30 | Psy Cause – 38
Après les travaux sur l’hystérie, la Traumdeutung est le point
d’encrage de la théorie analytique. Freud introduit une rupture
épistémophilique avec l’interprétation populaire des
rêves.
Dans les « Cinq leçons sur la psychanalyse », il écrit : « Je
n’ai du reste jamais rien constaté qui confirme la valeur
prophétique d’un rêve17 », aussi il se place sur un autre champ
de connaissance, totalement étranger à l’oniromancie.
Par la suite, il n’a pas varié sur ce sujet. Même s’il reste
dubitatif sur la transmission de pensée, les recherches entreprises
par la suite l’ont confirmé dans cette démarche
initiale concernant le rêve. « J’estime donc que, si l’on confronte
la non-fiabilité, la crédulité, et la non-crédibilité de
la plupart des comptes rendus avec la possibilité d’illusions
mnésiques facilitées par l’affectivité et avec la nécessité de
quelques heureux hasards, on peut bien s’attendre à ce que
le fantôme de rêve de bonne aventure prophétique se dissolve
dans le néant18. »
Conclusion
Par ce rapide survol de la fonction du sommeil et du rêve
en Égypte antique, on a vu que les Égyptiens avaient une
grande crainte des ténèbres de la nuit.
Le rêve permettait la perméabilité entre les mondes des
vivants, des dieux et des esprits désincarnés.
Ils ont reçu des Assyriens les techniques d’oniromancie basées
sur des croyances populaires et ont élaboré des clés
des songes.
Parmi les techniques de résolution des souffrances physiques
et morales, ils pratiquaient l’incubation, technique de
mise en condition pour approcher la divinité qui s’exprime
dans le rêve.
Freud s’est situé en rupture par rapport à ces techniques
populaires. Dans la psychanalyse, les associations du rêveur
sont seules prises en compte pour explorer cette
« voie royale » de la connaissance de l’inconscient.

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