Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves Introduction : CHAPITRE III


Introduction

CHAPITRE III
 
L’ouvrage de M. Stricker

Le savoir potentiel et le savoir vif ou actuel. — La faculté de projection ou d’extériorisation: l’image illusoire est toujours exclusivement personnelle. — Différences entre le rêve et l’hallucination; l’illusion se produit quand l’excitation cérébrale qui donne naissance à l’image, se propage jusqu’aux nerfs périphériques. — De l’origine de l’idée de mouvement. — De la vérité de nos jugements: Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement a priori, doit être considéré comme une aberration. Pas de criterium à l’égard des jugements portant sur l’expérience interne. — Origine des idées déraisonnables: la rupture des rapports entre les idées dominantes et une partie du savoir potentiel. —Les rêves sont dus à l’excitabilité du cerveau pendant le sommeil, les excitations du dehors s’entrelaçant dans les souvenirs; ils font illusion parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques, et que les excitations externes ne rappellent que les idées appropriées aux rêves. — De même la folie provient de l’absence de lien entre les idées et les perceptions. — Critique: l’illusion peut se produire quand les organes périphériques sont détruits. — Critique du caractère d’apriorité des jugements des fous: la certitude subjective accompagne nécessairement nos affirmations, nos négations et nos doutes. — La certitude scientifique est compatible avec le doute.
Jusqu’à présent, que je sache, M. Stricker n’a mis au jour aucun ouvrage de psychologie — et même les chapitres qui terminent ses Leçons de pathologie paraîtront à certains hommes du métier un pur hors-d’oeuvre. Mais on ne peut que se féliciter de ce qu’en cette circonstance, le savant professeur a encouru le reproche de manquer à la règle de l’unité de sujet. Rarement il m’a été donné de lire des pages plus vives, plus nettes, plus originales sur des sujets en partie rebattus. M. Stricker est juif, comme Spinoza, comme Trauhe. Si je mentionne ce fait, c’est parce qu’il n’écrit pas comme la plupart des allemands. Son style est rapide et précis; sa phrase, courte et incisive; sa pensée, claire et saisissante; sa pénétration, subtile et ingénieuse. Dans mon résumé, je suivrai l’ordre même des leçons du maître.
Distinguons entre le savoir potentiel et le savoir vif (actuel). A n’importe quel moment de mon existence, je ne puis penser qu’à une très faible partie de ce que je sais. Ce à quoi je pense, c’est le savoir actuel; le reste appartient au savoir potentiel. Le savoir actuel est présent à la conscience, ce dernier mot étant pris dans son sens étroit et restreint. Quel est le siège de la conscience? c’est là une question insoluble et, en partie, oiseuse. Il suffit que ce soit chose admise sans conteste que les fonctions de l’âme dépendent de celles du cerveau. Maintenant est-ce la cellule seule qui fonctionne psychiquement? et les nerfs qui relient les cellules ganglionnaires n’agissent-ils que physiquement, c’est-à-dire comme simples appareils de transmission? c’est là un point controversé. Pourtant quand un sourd-muet tire la sonnette, et qu’un aveugle, son compagnon, l’entend, ni le premier, ni le second ne pourra dire qu’on a sonné dans le sens qu’un homme ordinaire attribue à cette phrase. Cette comparaison ne fait-elle pas ressortir au vif, l’impossibilité d’admettre l’isolement des centres psychiques?
J’attribue aux autres hommes une conscience semblable à la mienne. Ce n’est pas là un jugement inconscient. Cette croyance s’explique tout simplement par une association d’idées. Quand je vois un meuble en forme d’armoire, je soupçonne qu’il contient un vide, bien que je n’aie jamais consciemment formulé le jugement que toute armoire est creuse.
Nos idées nous viennent primitivement de l’expérience, et secondairement de la mémoire. Pourquoi rapportons-nous à l’extérieur la cause de nos impressions? Par un effet de l’habitude. Il ne peut être ici question de faculté innée: si, pendant de longues années, un homme avait toujours porté une casquette, et que, s’en étant débarrassé, il la sentît encore sur la tête, parlerait-on de faculté innée?
Les organes des sens ne sont, comme l’a déjà démontré J. Müller, que les avant-postes du cerveau. Le moi, quoique représenté le plus clairement dans la tête, n’est cependant pas borné à l’enveloppe du cerveau, il va aussi loin que les nerfs sensitifs. C’est là une assertion prouvée par ce fait que les malades acquièrent des connaissances anatomiques. Imaginons un bassin rempli d’eau d’où partent horizontalement des tubes terminés par des têtes de pipe dans lesquelles l’eau du bassin arrive. Si l’on jette de petits cailloux dans les têtes de pipe, l’onde se propagera jusque dans le bassin, mais s’y montrera notablement affaiblie. Nous verrons l’agitation à la surface du bassin et de la tête de pipe, mais non dans le tuyau de communication. Telle est l’idée que l’on peut se faire du cerveau, des organes de sens et de leurs rapports.
Nous sommes portés à considérer une perception comme directe, réelle et objective, lorsque la conscience de ce qui se passe aux terminaisons périphériques des nerfs se met à l’avant-plan. Cette faculté de projection a été acquise peu à peu; mais, une fois acquise, nous projetons au dehors, grâce à elle, la cause de toute excitation des extrémités nerveuses périphériques, et nous attachons à la prépondérance de leurs phénomènes l’idée que nous sommes sous l’action d’une cause agissant en dehors de nous et que nous percevons une chose extérieure. Mais nous nous trompons souvent. Les songes nous en fournissent tous les jours la preuve. Où donc est le criterium de la légitimité de ce jugement d’extériorité? c’est ce que nous verrons plus loin. En attendant remarquons qu’une image illusoire est de sa nature exclusivement personnelle, tandis qu’une image objective peut être commune à plusieurs. Il y a là un premier criterium tout pratique.
Les images normales de souvenir ne sont rien de plus que la reproduction des impressions sensibles. Les autres — par exemple, l’image de Vénus de Milo à cheval — sont «fantastiques», elles contiennent plus que ce qui a été réellement perçu. Telles sont les figures des rêves.
Ces idées-là s’associent que l’on a en même temps. De ces associations, les unes sont séparables, les autres ne le sont pas. Je puis séparer l’image d’une salle de spectacle de celle de ses spectateurs, mais je ne puis en distraire l’idée de lieu ou d’étendue.
Parlons maintenant des illusions des sens. Il y a une différence entre les hallucinations — par exemple, celles que l’on a au moment où l’on s’endort — et les rêves. Dans les rêves, il y a d’abord un changement de scène, je suis dans un lieu fictif, je n’ai nulle connaissance de ce qui m’entoure et, si j’en reçois quelque impression, je la fais servir à ma fiction et la tisse dans le rêve. Ensuite, il n’y a pas qu’illusion dans le rêve. Si je rêve de brigands et que je sois saisi de crainte, ma crainte est réelle et logique, et parfois elle surgit au réveil. Enfin, dans les rêves, les idées ont une manière de s’enchaîner autre que dans la veille. Dans l’hallucination, au contraire, mon attention baisse dès le début: je ne puis pas facilement fixer le moment de l’entrée en scène des images trompeuses; néanmoins je reste orienté; et, quand elle a cessé, je sais que j’ai vu ces images, mais aussi que je les ai vues du lieu où je suis. En outre, on ne s’y observe pas soi-même, on ne prend aucune part au jeu des acteurs, on n’éprouve ni joie, ni crainte, ni colère; on reste dans une absolue indifférence. Enfin l’on ne pense pas, l’on ne cherche pas à joindre ses idées, on est comme une machine voyante.
Les images fictives sont des réminiscences; mais le souvenir ne suffit pas à expliquer l’illusion, car on ne croit à la réalité que si les extrémités des nerfs sont intéressées. C’est ainsi que si je regarde le soleil, je le verrai encore quelques instants après que j’aurai fermé les yeux; et je le verrai en dehors de moi tant que cette image subsiste; mais dès qu’elle se sera effacée, si je me souviens et de l’image réelle et de l’image consécutive, elles ne sont plus ni l’une ni l’autre à l’extérieur. Dix ou vingt ans après avoir perdu la vue, on rêve encore de formes et de couleurs; mais, peu à peu, les idées relatives à l’ouïe et au toucher l’emportent, jusqu’à ce que, à la longue, les rêves de la vue cessent de se produire. Donc, sans les nerfs périphériques et sans leurs fonctions, l’illusion n’est pas possible.
Suivant l’hypothèse de Lazarus et de Hagen, quand des images naissent dans le cerveau, les nerfs périphériques, s’ils sont dans un état approprié, participent à l’excitation. C’est à cette participation que se rattache le rêve. Même dans les souvenirs normaux, on peut toujours constater un peu d’illusion, parce que l’excitation interne se propage jusqu’aux nerfs périphériques. Ici, M. Stricker reprend sa comparaison du bassin et des pipes. Il n’y a souvenir que si les ondes prennent naissance dans le bassin. Si les tuyaux en sont ébranlés, le souvenir devient plastique; mais, si la tête de pipe reçoit une onde, l’illusion se produit; c’est comme si un caillou y avait été jeté.
Un mot de l’idée du mouvement. Nous ignorons comment le muscle nous donne de ses nouvelles; mais l’existence d’un sens musculaire n’est pas douteuse. La question de savoir comment naît en nous la représentation du mouvement est difficile et n’a pas encore reçu de solution satisfaisante. Il se peut qu’elle résulte simplement des indications que nous recevons par les nerfs sensibles de la peau, des ligaments, des articulations et des os, et en outre par la vue et l’audition du mouvement. Quoi qu’il en soit, voici comment la volonté peut s’appliquer. L’impression sur l’organe produit par réflexion une contraction musculaire. L’impression et le mouvement viennent se peindre chacun en un point déterminé du cerveau. Figurons-nous maintenant que le point où l’impression est peinte soit excité par une cause étrangère qui vient ainsi y provoquer un souvenir, et que cette excitation se fasse sentir jusqu’au point où s’est peint le mouvement dont l’image est ainsi reproduite: nous pourrons dire que le mouvement est voulu, et le mouvement se propageant de ce point au muscle par la même route que l’image du mouvement avait suivie en sens inverse pour s’imprimer dans le cerveau, sera dit volontaire. Il ne faut pas, en effet, perdre de vue que l’on ne peut vouloir que ce que l’on a déjà éprouvé. A ce propos, je relève ce paradoxe subtil, mais profond, digne d’être médité par tous ceux qui s’attachent ~ sonder le problème de la liberté: c’est que, si les actions logiques nous apparaissent comme nécessitées, à plus forte raison les actions illogiques doivent être jugées telles, car il va de soi-même que, comme chacun préfère agir logiquement quand il peut, c’est malgré lui qu’il agit illogiquement.
Comment tout ceci se rattache-t-il à la théorie des jugements concernant les choses extérieures?
Parmi nos perceptions internes les plus importantes, il faut ranger celles des rapports des représentations entre elles. Quand je dis: les chevaux courent, j’énonce un rapport qui est non seulement pensé et exprimé, mais pensé et exprimé comme conforme à la réalité extérieure. On a fait une différence entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière; et des unes, telles que l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, l’impénétrabilité et le nombre, on a dit qu’elles sont objectives; des autres, telles que la couleur, l’odeur, le goût, etc., qu’elles sont subjectives. Berkeley nie le fondement de cette distinction. Cependant, dit M. Stricker, je puis admettre sans aucune peine que ce qui correspond en dehors de moi à une sensation de couleur, n’est pas de la couleur; mais je ne puis penser que ce ne soit pas le mouvement et la résistance qui, en dehors de moi, correspondent aux idées que j’ai du mouvement et de la résistance; ces idées sont impliquées dans celle de la matière, tandis que les idées de couleur, d’odeur, etc., lui sont simplement appliquées.
C’est le processus musculaire qui nous conduit aux idées de mouvement et de résistance et à celles qui en dérivent (volume, masse, vitesse, temps, lieu, etc. ), et, à cet égard, elles sont quelque chose de subjectif; mais nous ne concevons pas qu’à ce subjectif ne réponde pas une réalité analogue. Appelons relations de la matière (Verhaltniss der Materie) les indications venues de l’extérieur autres que les qualités sensibles. Nous percevons de l’extérieur qualité et relation, et elles sont indissolublement liées dans chaque représentation de la matière. Nous ne pouvons nous figurer une masse sans couleur, ni un mouvement sans un mobile sensible. C’est conformément aux relations que les expériences s’ordonnent dans mon cerveau, et c’est conformément à cet ordre que je mets les idées de l’extérieur en rapport les unes avec les autres et que je juge de l’extérieur. Je suis donc en droit d’affirmer que mes jugements sur les relations des choses sont les images réelles de ces relations.
Cela étant, en quel cas peut-on soutenir qu’un jugement est faux, et que l’esprit qui le porte est dérangé? Où est le criterium de l’aberration? Locke ne connaît que des jugements d’expérience. Kant a distingué les jugements a priori et les jugements a posteriori. Les uns, je ne puis les penser autrement et je les conçois comme nécessaires; je n’énonce les autres que sur la foi de raisons puisées dans l’expérience. L’erreur ne peut concerner que ceux-ci. L’homme sain raisonne les motifs de son affirmation, le fou l’exprime comme un jugement a priori: c’est ainsi parce que c’est ainsi.
D’où savez-vous, demandait-on à un aliéné, que votre hôte a l’intention de vous empoisonner? — Je n’en sais rien, mais c’est ainsi: telle était sa réponse. Ces erreurs de jugement n’ont donc leur source dans aucune illusion quelconque des sens, et les motifs en sont tout intérieurs. On peut en conséquence formuler la définition suivante: Tout jugement a posteriori touchant le monde externe, qui est tenu pour vrai à la façon d’un jugement a priori, doit être considéré comme une aberration. Les mots «à la façon d’un jugement apriori» signifient «sans tenir compte des éléments du dehors et même en se mettant en contradiction avec eux». Quant aux jugements a posteriori portant sur les choses de l’expérience interne — je suis malade, je suis heureux, je suis savant — le criterium nous échappe, à moins qu’ils ne soient accompagnés de jugements extravagants concernant l’extérieur — par exemple: on m’a empoisonné, je suis riche, on m’admire.
De quelle manière les idées déraisonnables prennent-elles naissance? Une condition essentielle c’est que ces idées soient dominantes ou fixes. Cependant toutes les idées fixes ne sont pas nécessairement maladives: telles sont, par exemple, celles qu’inspire une perte de fortune, la considération d’un danger éloigné. Ce qui fait la différence entre celles-ci et celles-là, c’est le fait de savoir si elles découlent oui ou non d’une cause réelle, et si la confrontation contradictoire avec la réalité parvient oui ou non à les détruire. Quand une certaine série d’idées se reproduit fréquemment sans cause extérieure appréciable, nous devons admettre qu’il existe dans le cerveau une portion déterminée de tissu nerveux qui fonctionne sous l’action d’excitations intérieures et qui possède une haute excitabilité. Et, du moment que l’idée fixe est jugée vraie, il y a folie, pourvu, bien entendu, que le jugement porte sur les relations extérieures OU implique des jugements de cette nature. Celui qui ne peut s’empêcher de pressentir un malheur n’est pas nécessairement fou.
Comment s’expliquer la possibilité d’une foi erronée en des relations extérieures qui n’existent pas? Par la rupture des rapports qui rattachent les idées dominantes et une partie du savoir potentiel.
Quelques considérations sur le sommeil et sur les rêves sont de nature à motiver cette opinion.
Tout organe aspire au repos après l’action. Certains repos du cerveau se nomment sommeil. Quand nous voulons dormir, nous écartons les excitations extérieures; mais d’ordinaire la fatigue amène le sommeil tout naturellement, en rendant les excitations inefficaces. Pourtant ce qui est vrai du système musculaire ne l’est pas du système nerveux que l’excès de travail, surtout vers l’âge de quarante ans, surexcite et ne déprime pas, soit que l’afflux du sang persiste, soit que l’excitabilité aille en grandissant. Ceux qui ont le système nerveux en mouvement ne parviennent pas à s’endormir, si ce n’est grâce à l’administration de deux ou trois grammes de chloral, substance qui ralentit et paralyse l’action des nerfs. Il vaudrait mieux sans doute avoir recours à la fatigue musculaire qui prédispose naturellement au sommeil. Le sommeil dure habituellement jusqu’au retour de l’excitabilité du cerveau, et, tant qu’il dure, l’on ne reçoit pas d’impression de la part de l’extérieur; il n’y a pas de savoir vif, de connaissance actuelle, et le savoir potentiel lui-même n’envoie pas de souvenir. Peu à peu, l’excitabilité reparaît, et avec elle, au début, le rêve. Des souvenirs surgissent, et les excitations du dehors, plus ou moins perçues, s’y entrelacent; et c’est ainsi que se forme le rêve.
On a vu précédemment que, si les objets de nos rêves sont perçus comme réels, cela vient de ce que le mouvement interne se propage jusqu’aux extrémités périphériques des nerfs sensibles. Mais pourquoi suis-je trompé? Pourquoi suis-je victime de l’illusion du rêve? Quand j’entends la voix d’un ami, elle éveille dans mon âme une foule d’idées associées, parties intégrantes du savoir potentiel qui font que je me représente cet ami. Mais, si vers la matinée, cet ami vient me parler quand je suis plongé dans un rêve, sa voix ne rappelle pas ces idées, mais d’autres, la plupart du temps mieux appropriées aux rêves que je fais. Et de la sorte elles ne donnent lieu ni à rectification ni à contradiction.
Quelque chose de semblable se passe dans la folie. Les fous ne savent pas relier leurs idées fixes avec leurs perceptions; ils peuvent être logiques dans leur folie, mais ils ne peuvent la motiver. Elle provient de ce que des fonctions isolées se mettent en évidence pendant que d’autres fonctions s’arrêtent. Certaines parties du cerveau fonctionnent trop souvent; par là, une idée devient dominante, et ainsi croît la tendance à la tenir pour vraie. D’autres parties fonctionnent trop peu, ce qui est cause que cette tendance n’est pas réprimée et que l’erreur n’est pas corrigée.
Résumons d’un mot cette longue analyse. Le rêve, ainsi que les visions de la folie, fait illusion, parce qu’il intéresse la périphérie, et il trompe, parce que les attaches du sujet avec l’extérieur sont momentanément rompues, attaches qui ont leur expression dans le savoir potentiel.
Nous avons trouvé une conclusion semblable, mais moins nettement exprimée, dans le travail de M. Radestock.
Je ne puis discuter ici tous les points de doctrine qui ont été touchés par M. Stricker. J’en reprendrai seulement deux qui touchent le plus étroitement à mon sujet.
D’après lui, pour que l’illusion ait lieu, il faut que les organes périphériques soient mis en mouvement sous l’action du système central. D’abord, c’est là une pure hypothèse; de plus, prise à la lettre, je la crois contraire aux faits. J’ai connu une personne de plus de quatre-vingts ans, qui vers l’âge de trente ans avait perdu l’ouïe. Depuis une dizaine d’années, elle était absolument sourde: les bruits les plus forts, elle ne les percevait plus. On ne pouvait communiquer avec elle que par écrit. Or, dans ses rêves — je le lui ai demandé expressément — elle entendait toujours sans peine les personnes avec qui elle conversait, et jamais elle ne rêvait qu’on dût lui écrire pour se faire comprendre d’elle.
Autre exemple. L’illustre physicien Plateau était, comme on sait, devenu aveugle. Je l’ai prié — c’était trente-six ans après son malheur — de vouloir bien me faire connaître la nature de ses sensations visuelles pendant la veille et pendant le sommeil. Voici ce qu’il m’a répondu:
1° Généralement je rêve que je vois; quelquefois aussi je rêve que je n’y vois pas; d’autres fois je rêve que mes yeux se guérissent et que je recommence à voir. Quand je rêve que je n’y vois pas, je marche ordinairement dans une rue que je connais; mais, après quelque temps, je ne me retrouve plus, et alors ordinairement quelqu’un vient me prendre par le bras, quelqu’un que je connais ou que je ne connais pas, et me conduit.
«2° Quand je rêve que je vois, c’est souvent de paysages de montagnes; je ne rêve qu’excessivement rarement d’expériences ou d’instruments; les objets que je vois ont leur couleur naturelle.
«3° A l’état de veille, je vois presque toujours en imagination le lieu où je me trouve et les personnes présentes.
«4° Quand je vois, en rêve, des personnes inconnues, soit mes enfants, je ne vois que très vaguement leurs physionomies.»
A cet égard, M. Plateau fait comme tout le monde. Est-on en correspondance avec des étrangers qu’on ne connaît que par leurs lettres ou leurs ouvrages, on leur attribue, la plupart du temps sans raison, un physique déterminé, et, si l’on rêve d’eux, ils ont nécessairement un corps et un visage. La privation d’organes périphériques intacts n’entrave donc pas l’exercice de l’imagination.
Ces deux faits, qui, sans doute, ne sont pas isolés, vu que je ne les ai pas choisis, mais rencontrés, prouvent que le sens du mot périphérie aurait besoin d’être précisé. Il faudrait ne pas s’arrêter à la signification littérale, et concevoir la périphérie comme moins superficielle et plus profonde.
Le second point, le voici. Les jugements des fous, en tant que fous, ont, dit M. Stricker, la forme de jugements a priori. C’est là une définition piquante qui a certainement des côtés justes. Mais ne peut-on rien y reprendre? Nos antipathies et nos sympathies, par exemple, ne sont pas non plus raisonnées. Célimène, De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent s’est emparée du cœur d’Alceste, à qui pourtant l’amour ne ferme pas les yeux aux défauts de la jeune veuve. Il est Le premier à les voir, comme à les condamner, mais il la trouve quand même adorable.
Dans les Femmes savantes, la raisonnable Henriette dit à Trissotin, avec une ironie marquée:
Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être;
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous.
Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.
On peut donc, sans avoir l’esprit dérangé, énoncer à tort comme un axiome qu’une telle personne est méchante ou bonne, fausse ou sincère, dure ou sensible. Or, est-ce nécessairement un indice d’aliénation mentale que de croire qu’elle est animée de mauvaises intentions à votre égard, qu’elle cherche, par exemple, à vous empoisonner?
Allons plus loin. Que sont les intuitions du génie, sinon des anticipations a priori? Et, poursuivant jusqu’au bout, est-ce uniquement sur la raison que repose toute foi, toute conviction intime et absolue? La croyance, le doute sont des jugements qui peuvent être plus ou moins motivés; mais on est certain de sa croyance et de son doute. Cette certitude générale et supérieure est forcément a priori; est-elle le fruit de la folie? On énonce devant moi une idée nouvelle: avant tout examen, je l’adopte ou je la repousse. Fais-je en cela acte de fou? Celui qui se méfie sans motif — comme c’est souvent le cas — est-il fou?
J’ai connu un pauvre mélancolique qui ne délirait que sur ce point: la vue du cuivre le jetait dans des terreurs inexprimables. Il raisonnait son aversion. Le cuivre se couvre de vert-de-gris; ce vert-de-gris s’attache aux mains, et l’on peut ainsi, sans le vouloir, s’empoisonner soi-même, ou, ce qui est pis, empoisonner les autres. Voila un jugement raisonné; en est-il moins le signe d’un dérangement d’esprit? Mais, d’un autre côté, voici des jeunes filles qui s’évanouissent à la vue d’une souris, d’une chenille, d’un inoffensif lézard; elles ne sauraient justifier leurs répugnances: qui s’aviserait de prétendre qu’il faut les enfermer dans des maisons de santé? Si l’on colloquait tous ceux qui croient sans motif que leur hôte veut les empoisonner, je ne sais combien il resterait de sages pour les garder?
Concluons. La certitude subjective, la foi, comme je me suis exprimé ailleurs, accompagne nécessairement nos jugements, nos affirmations, nos négations, nos doutes. Cette certitude est inhérente à l’esprit humain. Quand, dans un rêve ou dans un accès de folie, je juge que 2 et 2 font 5, cette proposition est alors à mes yeux aussi indubitable que l’est cette autre, 2 et 2 font 4, pour ceux qui sont dans leur bon sens. En voici la preuve.
Une nuit, je rêvais d’un café allemand où j’avais pris un verre de bière. Il s’agissait de payer 37 centimes 1/2. — Ce nombre n’est bizarre qu’en apparence: c’est la valeur en monnaie française de 30 pfennigs ou des trois dixièmes d’un marc (1 franc 25 centimes). Du moins c’est ainsi que je me l’explique. —Je m’approche du comptoir et j’y dépose d’abord une pièce de 20 centimes, puis une de 10. La dame devant qui je mets cet argent n’y trouve pas son compte et m’en fait l’observation. Je m’en étonne. «Madame, lui dis-je, est-ce que donc 20 et la moitié de 20 ne font pas 37 1/2?» La dame n’eut pas l’air de comprendre. J’eus beau m’évertuer; mes raisonnements n’entraient pas dans son esprit. Les garçons s’approchent et me donnent raison; la dame s’obstine dans son erreur; les bourgeois s’en mêlent et lui donnent tort. — Enfin, ahurie et stupéfaite, elle cesse d’insister, et je sors enfin, fort de mon droit, la conscience tranquille, mais émerveillé de plus en plus de cette singulière aberration d’esprit chez une négociante qui ne voit pas que 20 et la moitié de 20 font exactement 37 ½,
La certitude scientifique est d’une autre nature: elle n’est jamais absolue. Elle est compatible avec le doute spéculatif. C’est ainsi que je puis très bien émettre le doute, parfaitement légitime au point de vue scientifique, si, dans l’instant présent, je ne rêve pas ou ne suis pas fou. Car, rappelons-le, chacun se rêve éveillé, et tout fou se croit raisonnable.
Le problème psychologique de la nature des rêves tient donc à la théorie de la certitude aussi bien qu’à la théorie de la mémoire conservatrice et de la mémoire reproductrice. Nous allons l’envisager sous chacun de ces aspects. Tel est l’objet des pages qui vont suivre.

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