Le rêve en Grèce

LES RÊVES HOMÉRIQUES
"J'ai ouï dire que les songes sont difficile à comprendre, qu'on a de la peine à percer leur obscurité et que l'événement ne ressemble pas toujours à ce qu'ils semblaient promettre. Les songes vacillants nous viennent de deux portes, l'une est fermée de corne, l'autre est fermée d'ivoire. Quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est que tromperie, simple ivraie de paroles. Ceux que laissent passer la corne bien polie nous clament le succès du mortel qui les voit."                                                         Homère. Odyssée XIX 56O.
Clarifier, différencier, douter. Les grands traits de la pensée moderne apparaissent en Grèce dès les textes d'Homère, vers 8OO avant JC. Certes, ils n'en sont qu'à leurs débuts. Le rêve reste message des volontés divines. Mais si Homère en use largement, il en précise les circonstances. Le messager onirique, fantôme, dieu, personnage ou idée-image (eidolon), entre dans la chambre par la serrure (les chambres chez Homère n'ont ni cheminée ni fenêtre), se place à la tête du lit, avertit le rêveur qu'il est bien endormi, lui transmet son message et disparaît par le même chemin. Homère accorde aussi au rêve un contenu clairement symbolique. L'aigle qui apparaît à Pénélope esseulée et assassine ses oies avoue représenter Ulysse, l'époux qui reviendra bientôt la débarrasser de tous les prétendants attirés par son trône. Le poète compare le combat entre Achille et Hector autour des murs de Troie à ces rêves d'anxiété où l'on ne peut distancer une menace, ni elle nous atteindre. Ces conceptions finalement bien peu surnaturelles portent à se demander si l'utilisation du rêve comme messager divin n'est pas un procédé littéraire, une concession aux croyances du temps par un Homère sceptique. D'autant plus que reste inexpliqué un intrigant détail : l'Iliade ne comporte que des rêves masculins, alors que l'Odyssée les réserve tous aux femmes.

"Éphémères ! Être quelqu'un ? N'être personne ? Rêve d'une ombre est l'homme." Pindare. Pythique VIII, 95.
"La mort dort lorsque nos membres agissent. Mais quand ils dorment dans les rêves foisonnants, elle s'approche et leur
montre le jugement des joies et des difficultés." Pindare, Fragments 131
"L'interprétation des songes n'est rien d'autre que la mise côte à côte de choses semblables." Artémidore.
CHRONOLOGIE : Homère VIIIème siècle avant notre ère. Pythagore, Héraclite, Pindare VIème siècle. Xénophane vers 480, Démocrite vers 420, Guerre entre Athènes et Sparte 431 à 404, Grande Peste 430, mort de Socrate 399, Académie de Platon 385, Aristote 384- 322, Artémidore 2ème s. après J.-C.

LES PHILOSOPHES AUX PRISES AVEC LE RÊVE
Férus de précision concrète, les Grecs ne portèrent pas sur l'onirisme un regard négatif, tant il paraissait symbolique des multiples contradictions qu'ils tentaient de concilier. Malgré l'absence de textes on peut imaginer que Pythagore, le premier à utiliser le mot philosophe et la formule "connais- toi toi-même", devait considérer le rêve comme un exemple de l'universalité des symboles, représentée dans la nature par les nombres. Et l'on comprend seulement aujourd'hui, l'inconscient collectif étant une notion admise, à quel dépassement invitait l'apparente contradiction d'Héraclite. S'il faisait remarquer que chacun en dormant se retire dans son propre univers, il prétendait aussi que "les dormeurs, en rêvant, travaillent fraternellement au devenir du monde".
Ce n'est pas contre les rêves que les philosophes se dressèrent, mais contre les croyances qui leur étaient attachées en cette Grèce Antique toute vibrante de mythes. Xénophane rejeta la divination, y compris par oniromancie. Démocrite mentionna l'importance des résidus diurnes et appliqua sa théorie atomiste aux rêves télépathiques et prémonitoires. Des pensées-images émises par les objets et les personnes pénètrent par les pores de la peau du rêveur et interfèrent avec sa conscience, d'autant plus facilement que le message des sens est coupé.
Platon relia le rêve à la théorie socratique des différentes natures de l'âme. L'âme la plus élevée (le logistikon) peut selon lui s'ouvrir en rêve au monde des Idées et atteindre la vérité suprême. Socrate jugeait ses rêves inspirés par son "daimon" personnel, sorte de conseiller divin dans lequel les chrétiens verront tantôt le diable tantôt l'ange gardien, les psychanalystes le symbole du Soi, et que certains appelleraient aujourd'hui guide spirituel intérieur.
Hippocrate, médecin contemporain de Platon, lia le rêve à l'état physiologique du rêveur. Il minimisa de façon explicite sa fonction de messager divin. L'âme devenant "maîtresse d'elle-même dans le sommeil", elle connaît mieux que dans l'éveil l'état du corps, et les rêves sont les symptômes des désordres corporels. A partir de cette idée, Hippocrate développa toute une symbolique du rêve, une sorte de clé des songes médicale. Le rêve d'angoisse signale un trouble psycho-somatique, la terre est la chair, les rivières représentent le sang, l'eau stagnante la rétention des "humeurs", l'arbre l'appareil génital. Le rêve est égocentrique et physiologique.
Aristote fut le penseur grec qui s'intéressa le plus à 'onirisme, au point de lui consacrer trois essais qui furent déterminants pour la pensée occidentale. Les rêves ne peuvent être d'origine divine, affirmait-il, sinon seuls rêveraient les sages et les saints. Or tout le monde rêve, y compris les animaux, les idiots, les méchants. Le rêve est avant tout un processus interne. Il provient du coeur, réceptacle des impulsions sensorielles, et fabrique des images à partir des sensations résiduelles de la journée ou de stimulis extérieurs, faisant foudre et tonnerre de petits bruits infimes. Aristote proposa des réponses à l'énigme des rêves télépathiques et prémonitoires. Ils sont "signes, causes ou bien coïncidences". Signes, lorsqu'ils révèlent la présence de troubles physiques ou prouvent notre connaissance de nos proches dans les cas de télépathie. Causes, ils nous conduisent à agir comme nous l'avons rêvé. La coïncidence, enfin, explique que tous les rêves ne se réalisent pas, mais seulement quelques uns. Pour ceux qui restent inexplicables, Aristote proposa un peu à contrecoeur une thèse comparable aux idées-images chères à Démocrite.
Rationnelle, matérialiste et rigoureuse, la logique d'Aristote s'opposait trop aux croyances de son époque. Il ne fut pas suivi. Les stoïciens revinrent à une conception du rêve inspiré par les dieux, ou miroir de l'identité de l'âme individuelle et de l'esprit cosmique. Sans le savoir, la philosophie grecque préfigurait le débat qui allait par la suite agiter la pensée religieuse issue des traditions bibliques.
L'INCUBATION AUX TEMPLES D'ASCLÉPIOS
Il ne s'agit pas ici de couvaison ovipare ni du temps de latence des maladies. Dans le contexte antique, l'incubation consistait à rechercher dans le rêve la solution à un problème d'ordre généralement médical. A l'origine, elle servait à lutter contre la stérilité. Les femmes se retiraient dans une grotte sacrée considérée comme une entrée vers le monde des morts. Après avoir invoqué le rêve, elles dormaient sur la peau d'un bélier sacrifié, symbole de masculinité destiné à provoquer dans l'esprit des défunts le désir d'un retour à la vie. Un rêve leur annonçait si l'issue serait faste.
Puis vint le temps des dieux. Dans la mythologie
grecque, Asclépios, fils d'Apollon et de la mortelle Coronis, fut foudroyé par Zeus pour avoir voulu (contre espèces sonnantes !) ramener un mort à la vie. Ses fils servirent de médecins aux Grecs assiégeant Troie. Il devint le dieu de la médecine, appelé Esculape par les Romains. Un temple lui fut consacré au début du VIème siècle près d'Epidaure en Argolide, au nord est du Péloponnèse. Interdit aux mourants et aux femmes enceintes, on y venait de toute la Méditerranée. A l'entrée les pèlerins pouvaient lire des témoignages de nombreuses guérisons ainsi qu'un avertissement les prévenant qu'Asclépios, dieu exigeant, se refusait à aider les pleutres, les gens de moeurs impures, les ivrognes et les criminels. Être un bon rêveur ou avoir été incité au pèlerinage par un rêve renforçait les chances de passer le cap de la sélection opérée par un prêtre au cours d'un entretien accompagné d'un sacrifice. Les malades admis dans le temple devaient se purifier. Ils se lavaient à l'eau froide pour prouver leur détermination, revêtaient une toge de lin, jeûnaient en attendant leur tour. Enfin, après avoir bu à la source de l'oubli du passé puis à celle du souvenir des rêves, le patient descendait dans une salle sombre, au plafond bas et au sol grouillant de serpents. Il s'allongeait sur un socle de pierre (la kliné d'où vient le mot clinique), invoquait Hypnos dieu du sommeil, Oneiros celui du rêve et Hygiéia déesse de la santé, puis attendait les rêves par lesquels Asclépios, son serpent ou son chien venaient soit le guérir soit lui annoncer une guérison prochaine. A sa sortie le malade racontait son rêve, le faisait interpréter s'il le trouvait obscur. Les prêtres en déduisaient les ordonnances à suivre et le montant de l'offrande à acquitter, parfois sous la forme d'une oeuvre artistique.
Les historiens semblent partagés quant à savoir si la ritualisation de l'incubation fut exportée de Grèce vers l'Égypte ou vice-versa. On connaît bien en revanche les circonstances qui conduisirent Épidaure à devenir le centre d'un culte du rêve pratiqué dans plus de trois cents temples. A la fin du Vème siècle, la guerre entre Athènes et Sparte et l'épidémie de peste qui ravagèrent la Grèce accentuèrent la fracture qui s'était creusée entre l'élite, fervente d'idées neuves, de rationalisme, de belles constructions mentales, et le peuple grec attaché à ses traditions. Parce qu'elle fournissait une réponse magique au désarroi humain, la pratique de l'incubation onirique s'étendit dans tout le monde antique et résista plusieurs siècles aux attaques des chrétiens. On la retrouve dans de nombreuses autres civilisations, dont la Chine où sa pratique est aujourd'hui en plein renouveau (page /?/).
ARTEMIDORE ET L'INTERPRÉTATION DU RÊVE
Le Traité des Songes, écrit au deuxième siècle de notre ère, tente de rassembler les deux courants opposés de la culture grecque, le rationalisme et l'attrait pour la magie. Artémidore commence par faire une distinction entre rêve et songe que les Romantiques reprendront au XIXème siècle pour s'opposer aux théories physiologistes. Le rêve (énuption) est reflet du quotidien. "L'affamé rêve qu'il mange". Les rêves somatiques sont dus au manque ou à l'excès, les rêves psychiques à l'espoir ou aux craintes. Seuls les songes (oneiros) peuvent instruire le rêveur. Les songes clairs, "théorèmatiques", se réalisent rapidement et avec exactitude. D'autres, plus "allégoriques", cachent leur sens sous des images dont l'interprétation impose des règles rigoureuses. Le songe doit être rapporté dans le moindre détail, l'un d'eux pouvant en changer complètement le sens. Savoir si le rêveur était joyeux ou triste sera par exemple important. Il faut aussi connaître sa personnalité, ses coutumes d'origine, son métier, sa fortune, sa famille, sa santé, son âge. Artémidore explique ainsi, en fonction du rêveur, la loi des contraires qui régit tant de clés. Rêver d'un mulet est un signe favorable pour un paysan, puisque c'est le meilleur des animaux de la ferme, mais sa stérilité le rendra funeste pour des jeunes mariés. Un songe de mort sera propice à l'esclave car un défunt n'a plus de maître, mauvais pour l'esclave de confiance (la mort montre un obstacle à sa libération), et bon pour un célibataire à qui il annonce la fin de son état présent. Rêver d'être un bébé est néfaste au plaignant d'un procès : le juge n'entendra dans ses griefs que des balbutiements. A l'accusé tous les espoirs sont permis car on pardonne leurs bêtises aux bébés. Pour la première fois un auteur s'efforçait d'expliquer ses interprétations, de les ordonner par sujets, d'en définir les règles, de les relier au vécu du rêveur. L'exemple ne fut pas toujours suivi. Il invite pourtant à la plus grande prudence.

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