Le rêve chez Bernard Assiniwi



Vision du jeune chasseur
Il voit sa future compagne

Narrateur : MOGISSÉ GISISS se levait sur tout le territoire ANISH-NAH-BÉ. Ses pâles rayons d’automne folâtraient sur les feuilles à peine rougies par les premiers souffles de KIWEDIN, le vent du froid.
En route pour sa chasse à AMIK, le jeune homme aperçut la fille du chef qui revenait de sa chasse de pleine lune.
Il la trouva si belle… il en tomba amoureux fou…
Trois soleils plus tard, il rapportait à sa grand-mère le double de ses prises habituelles.
Le jeune homme : NOKOMIS, celui à qui tu as appris la chasse aux petits animaux à fourrure a eu une vision. Une vision est sortie des derniers reflets de la lune en sa plénitude. Une vision a flotté entre les premiers rayons de MOGISSÉ GISISS à son lever.
Le corps d’une chasseresse dansait les vents de la marche. Il se moulait aux ombres et aux lumières des jeux de formes de la forêt. Il se revêtait de toutes les teintes d’AKKI entre sommeil et réveil.
Les yeux de ton petit-fils se sont émerveillés à la vision d’un si beau rêve. Son cœur s’est éclairé ! . . . Depuis son esprit est troublé par le souvenir . . . Et un puissant désir sommeille en son corps. Cette chasseresse au corps de déesse ressemblait beaucoup en vérité à la fille du chef! C’est pourquoi ton petit-fils désire la rencontrer. Peut-être l’acceptera-t-elle comme époux et compagnon.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Ce récit est extrait du conte «Cagwa-Jikwé-Achi-Nitagawinini» : La fille aux porcs-épics et le chasseur aux pouvoirs magiques (p. 45-62).
Cette vision qu’a le jeune chasseur raffermit l’amour qu’il porte à l’égard de la fille du chef.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :
NITAGAWININI : «Il connaît les évènements futurs»
MOGISSÉ GISISS : L’astre du jour (le soleil)
ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’indien, l’être humain.
KIWÉDIN : Le vent du nord (du froid).
AMIK : Le castor.
NOKOMIS : Grand-mère.
AKKI : Le sol – la terre –le territoire.
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 45-46.
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Ani-Hi-Ya : La genèse de l’homme
Vision d’Ani-Hi-Ya

À la tombée d’un soleil, il parvint à travers bois au bord d'une rivière. Un grand pin se trouvait là, couché en travers jusqu’à une pointe de terre détachée et flottante au milieu des eaux. ANI-HI-YA se servit de quelques fruits offerts par ASKI-Y, puis s’étendit sur AJISKI-Y, sa mère et s’endormit aussitôt.
Dans son sommeil, il vit soudain un être semblable à lui sauter par bonds gigantesques d’une étoile à l’autre. Il reconnut WESUKECHACK son père et aussi son maître. Celui-ci s’accrocha en plongée directe sur une étoile filante. Il le vit ensuite planer, dans l’immensité des dieux, à la vitesse des grands vents. Puis il retrouva WESUKECHACK debout sur le dos d’un nuage comme dans un canot. Soudain, il y eut un choc terrible fait d’éclairs sans nombre. Un grand bruit de tonnerre se fit entendre et en même temps ANI-HI-YA aperçut WESUKECHACK se laissant couler entre les larmes de pluie vers la toute belle ASKI-Y.
Puis toute son attention fut portée sur son père WESUKECHACK qui luttait maintenant avec ardeur sur la berge d’une pointe de terre détachée et flottante au milieu des eaux d’une rivière. Son adversaire était une grande ourse d’une extraordinaire beauté. Un MASKWÉYAN traînait sur la berge. Parfois, les deux combattants le foulaient du pied. Ils luttaient tous les deux puissamment, mais avec grand plaisir, semblait-il.
Plusieurs fois, ils roulèrent ensemble sur toute la longueur de la berge. La grande ourse parfois cherchait à fuir, et par jeu, semblait-il, foulait AJISKI-Y en longues enjambées vers la forêt. WESUKECHACK, lui, la poursuivait juste assez semblait-il, pour ne pas la rattraper. Ils se perdaient alors entre les arbres de la forêt et se jouaient l’un de l’autre, puis soudain, sans raison apparente, semblait-il, se rejoignaient pour se tenir doucement compagnie.
Au moment le plus inattendu, la grande ourse s’échappait à nouveau, foulait la berge en longs sauts et se glissait entre les eaux de la rivière. D’un bond puissant, WESUKECHACK se retrouvait à ses côtés, et la lutte reprenait de plus belle.
Ils luttaient ainsi, semblait-il maintenant à ANI-HI-YA endormi, depuis plusieurs soleils.
Et soudain, WESUKECHACK attrapa la grande ourse, la coucha vif comme l’éclair sur AJISKI-Y, et de tout son corps nu, la maintint fortement. Elle se débattait farouchement, mais, semblait-il, WESUKECHACK aussi. Ils bougeaient ensemble, comme un seul être, respiraient au même rythme, criaient en même temps, d’une même voix.
Et soudain, ANI-HI-YA les vit si mêlés l’un à l’autre, WESUKECHACK à la grande ourse, la grande ourse à WESUKECHACK, que tous deux disparurent.
Et il entendit son nom murmuré par les voix innombrables d'AJISKI-Y. La forêt faisait entendre un chant d’une particulière beauté.
ANI-HI-YA s’éveilla. KIJIKAWI-PISIM s’élevait dans l’immensité des dieux. Il le salua et monta sur le tronc de pin.
Il aperçut alors, à l’autre extrémité de l’arbre tombé, une bête debout sur ses pattes arrière.
OJE-MASKWA (fille): ANI-HI-YA, hé... ANI-HI-YA.

Bernard Assiniwi
Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin
Québec   1971 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du récit «Ani-Hi-Ya» : «La genèse de l’homme». La vision arrive au milieu du récit.
La vision d’Ani-Hi-Ya, qui est en fait la vision de la venue sur la terre de son père et frère Wesukechack (Wesukechack est envoyé sur terre par son père, Kijé-Manito) (p. 18-19) et la vision de sa propre conception, par son père et frère Wesukechack et par Oje-Maskwa, la Grande Ourse mère (p. 19-22), lui permet de découvrir la connaissance sexuelle et ses rituels et le prépare ainsi à lutter amoureusement avec Oje-Maskwa, la Grande Ourse fille qui est par ailleurs la sœur jumelle d’Ani-Hi-Ya. De la lutte amoureuse entre Ani-Hi-Ya et Oje-Maskwa fille naîtront des jumeaux: Maskwa, un ours, et Iskewa, une fille à l’image de Wesukechack et d’Ani-Hi-Ya. Iskewa, lorsqu’elle sera adulte, deviendra la femme d’Ani-Hi-Ya pour que puisse naître une race nouvelle : les Hommes.Notes
Les auteurs sont des métis Cris du Québec.
Il est extrêmement intéressant de constater que le tout premier rêve d’Ani-Hi-Ya, l’homme algonkin, est un rêve à caractère sexuel, plus précisément un rêve à l’intérieur duquel il découvre la connaissance sexuelle et ses rituels. Si le premier rêve de l’homme algonkin lui permet de découvrir ce plaisir de la chair rattaché à sa condition, il lui permet aussi –et surtout- de comprendre qu’il peut assurer la survie de l’espèce par l’accouplement.Par ailleurs la lecture de ce récit mythologique permet de voir à quel point la conception algonquienne de la sexualité, par sa célébration de la lutte amoureuse, est aux antipodes de la conception biblique.
Selon le lexique des mots indiens contenu dans cet ouvrage :
ANISH-NAH-BÉ : L'homme
ANI-HI-YA : L’homme
ASKI-Y :La terre – le globe
AJISKI-Y :Le sol – la terre
WESUKECHACK :Fils de l’Esprit, fils et frère du Très-Haut (Engendré de l’Esprit, il est son fils et son frère. Il prend différentes formes pour jouer des tours aux indiens. Il est le père de la race indienne.)
KIJÉ-MANITO :Le Très-Haut (L’esprit de l’esprit, celui qui peut tout.)
MASKWÉYAN :Peau de fourrure
KIJIKAWI-PISIM :Le soleil
OJÉ-MASKWA :La femelle de l’ours
MASKWA :Ours
ISKWÉWA :La femme
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1971, p. 24-26.

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Éden
Rêve éveillé d’Imasi

Jamais un NE-HI-YA n’avait couru plus de la moitié d’un soleil sans se reposer. Beaucoup plus endurant que ses frères, IMASI sentit cependant le sommeil le gagner. Son corps avait toujours autant de souplesse et de force, mais une étrange envie de dormir l’envahissait devant la succession rapide et monotone des dunes et des vallons, des petits bois et des grands pins desséchés, des longs plateaux et des plaines de cette immensité presque désertique où les touffes d’herbes séchées perçaient à travers la mince couche de neige, couverture de ce sol aussi dur que la pierre de son ATTAMA-HACK.
Et il se prit à rêver tout éveillé. MAMAO, fille de KAWICHETWEYMOTH, courut à sa rencontre. Tous deux étaient portés par un nuage couleur du ciel et le soleil masquait la nudité de leur corps d’un voile de pureté. Ils ne pensèrent pas à lutter selon la coutume quand NE-HI-YA et ISKWEWA se rencontrent nus.
Puis d’une petite plaine, entre deux dunes, et d’un petit bosquet de saules sortirent des chevreuils et ensuite d’autres chevreuils. S’armer de son arc pour tuer sa nourriture lui fut inutile. Il n’eut qu’à tendre la main et à tirer à lui l’une des bêtes par un bois... Sur son ordre, l’animal se transforma en nourriture.
Soudain il buta sur un trou de taupe et se retrouva face contre terre. Il releva la tête. À quelques pas devant lui, se tenait son fidèle ATIM, la queue droite, le museau tendu vers le soleil levant, toutes dents sorties, prêt à mordre.

Bernard Assiniwi
Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin
Québec   1971 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du conte «Mist-Atim: Le cheval volant» (p. 37-49).
Imasi, le champion de la tribu des Ne-Hi-Ya-Wok de la Kisiskatchiwan (Saskatchewan), doit courir vite comme lui seul peut le faire pour rattraper le troupeau de bisons qui a deux jours d’avance sur lui et lui faire rebrousser chemin. S’il ne réussit pas, sa tribu risque de mourir de faim pendant l’hiver, qui se pointe cette année plus tôt qu’à l’habitude.
Le rêve éveillé d’Imasi est fort intéressant parce qu’en plus d’être à caractère sexuel, il est prémonitoire de l’expérience surnaturelle et miraculeuse qu’il s’apprête à vivre grâce à sa concentration et à sa foi en Kijé-Manito (le fait de voler dans les airs). Ce rêve est aussi fantasmatique en ce qu’il permet la réalisation de son désir de manger et d’offrir de la nourriture à toute sa tribu.
Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin :
MIST-ATIM : Cheval
NE-HI-YA : Singulier de Ne-Hi-Ya-Wok
NE-HI-YA-WOK : Les hommes
IMASI : Très dur
ATTAMA-HACK : Casse-tête (Tomahawk)
MAMAO : Légère comme la biche
KAWICHETWEYMOTH :Ne craint personne (Puissant)
ISKWÉWA : La femme
ATIM : Chien
KIJÉ-MANITO : Le Très-Haut (L’esprit de l’esprit, celui qui peut tout.)
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1971, p. 42.

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L’appel de sa compagne
Vision prémonitoire d’Ayâmi

Bien sûr, WAKINAGAN était à un demi-soleil de marche seulement ! Mais comment y parvenir sans manger? et se reposer un peu ?
Il mangea donc tout un lièvre et en suça toute la moelle des os, l’IYINIW.
Le temps coulait comme du sable fin entre les doigts !
Douce... si douce la chaleur du feu de PASTEWO !
Une fois étendu, eut-il même le temps de se demander depuis combien de soleils il avait quitté WAKINAGAN ?.... Il avait marché longtemps… si longtemps... tellement longtemps…
Le temps coulait comme du sable entre les doigts !
Un sommeil de demi-conscience l’emporta. Il avait toujours faim, AYÂMI, l’IYINIW. Il sombra dans cet état d’extrême lucidité somnolente, tant recherché par les IYINIWOK, mais bien peu souvent atteint.
Sous ses paupières closes, dansaient les images. Un son strident, puis un sifflement lui firent mal aux oreilles.
Et par son nom, «AYÂMI», une voix l’appela.
MIKUSK (voix écho) : AYÂMI… AYÂMI… écoute-moi… AYÂMI… c’est moi, MIKUSK, ta compagne…AYÂMI, c’est moi, MIKUSK, ta compagne… AYÂMI… MIKUSK est dans un autre monde maintenant… Viens, AYÂMI… viens me rejoindre. Un seul désir est mien désormais… que tu me rejoignes, AYÂMI… que tu me rejoignes… rejoignes… rejoignes…
NARRATEUR : Et AYÂMI n’entendit plus la voix. Brusquement, il sortit de sa somnolence.
Le cœur tout mêlé par l’étrangeté de son rêve, il ne sut que penser, l’IYINIW.
Ce rêve ressemblait à tous les rêves ordinaires…
Sauf pour l’angoisse qui en découlait... Son père, OTTÂWIMAWO, possédait l’art d’interpréter les visions du sommeil.
AYÂMI, l’IYINIW, tenta de définir le sens des images floues, des sons et des mots... Mais sauf pour l’angoisse qui en découlait...il n’y découvrit aucune signification particulière…
Sauf pour l’angoisse qui en découlait…
Il se sentit soudain seul… abandonné… désemparé... absolument vide.
Quelque chose venait de se produire... MIKUSK... quelque chose était arrivé à MIKUSK… MIKUSK, à WAKINAGAN, courait un grave danger.

Bernard Assiniwi
Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin
Québec   1971 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du conte «Ayâmi» : La rivière perdue (p. 79-96).
Vision prémonitoire d’Ayâmi l’Iyiniw : Mikusk, sa compagne, lui parle d’un autre monde où elle est prise au piège (qui, on le saura plus tard, n’est pas le royaume des morts, mais un monde inconnu des Iyiniwok, là où «les fleurs, les oiseaux, les arbres, les ruisseaux sont rêves. Et la faim, la soif, le sommeil n’existent pas.» (p. 83-84)Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans cet ouvrage :
WAKINAGAN : Épinette rouge ; habitation d’épinette rouge
PASTEWO :Bois mort sec
IYINIWOK :Les hommes
OTTÂWIMAWO :Le père
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Anish-Nah-Bé : contes adultes du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1971, p. 79-81.

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Rêve de réparation
Vision de Mashkiki-Nah-Bé

Depuis presque deux lunes maintenant, coulait le déluge de la colère du cœur de KIJÉ-MANITO.
Durant ses heures de contemplation, un vieux sage eut une vision. Tous les ANISH-NAH-BÉS réunis écoutèrent avec le plus grand respect le MASHKIKI-NAH-BÉ, renommé pour la profondeur de son esprit et la justesse de ses jugements.
MASHKIKI-NAH-BÉ : Frères, le peuple du tabac est en droit d’obtenir réparation pour la mort de ses six guerriers. À ce sujet, une vision m’est apparue.
La survivance même de notre race en dépend.
KIJÉ-MANITO, le créateur, parle par ma bouche.
Narrateur : Le vieux MASHKIKI-NAH-BÉ se tut.
Il demeurait assis, jambes croisées. Une paix profonde et un silence solennel émanaient de son corps impassible.
Soudain, ses traits s’altérèrent. La peau de son visage s’assombrit et se rida comme une écorce ciselée d’innombrables sillons.
Ses bras devinrent branches squelettiques, démesurément longues, comme étirées par l’attraction de deux pôles contraires, tendues l’une vers le levant, l’autre vers le couchant.
Puis la poussée d’un grand souffle de colère sembla briser l’attraction contraire. Les bras devenus branches battirent l’air en tournoiement de feuilles mortes. D’un bond le MASHKIKI-NAH-BÉ fut debout.
Et ses pieds furent racines martelant le sol en un rythme rageur accéléré. Il paraissait avoir atteint au moins le double de sa grandeur. Son torse nu ressemblait maintenant au tronc rugueux du chêne. Sous les veines saillantes et enchevêtrées comme les rayures de l’écorce, semblait couler la sève et non plus le sang.
Il fut l’arbre du malheur.
Il fut l’arbre de fin d’automne.
Il fut l’arbre de la lune des morts.
Il fut l’arbre de la non-survivance d’une race.
Et ce chêne fantomatique trembla. Il trembla tout entier, de ses racines profondes enfouies au cœur d’AJISKI, sa mère, jusqu’à sa tête échevelée, élancée vers l’immensité des esprits. Des cheveux épars en couronne de flammes autour du visage semblaient s’évader autant d’éclairs prêts à le consumer. Aux commissures des lèvres revêtues de la teinte blafarde du tan, coulait une substance semblable au tanin d’écorce de chêne.
Toute la colère de KIJÉ-MANITO paraissait s’échapper de ses yeux immenses et luisants comme ceux de la louve protégeant ses louveteaux.
L’arbre du malheur tournoyait sa danse macabre. Il sautait, s’enracinait. . . se tordait... piétinait... bondissait... parfois, au passage, les branches-bras frappaient avec rage certains des assistants. Chacun des chasseurs assassins fut atteint cruellement par la force vengeresse de KIJÉ-MANITO. L’un perdit l’esprit, l’autre la vue, un troisième le pouvoir de se reproduire. Quelques personnes, qui ne semblaient pourtant pas avoir participé, ni de près, ni de loin, au massacre des six guerriers du peuple du tabac furent cependant rouées de coups. Toute l’assistance demeurait pétrifiée sous l’emprise d’une terreur magique.
Des cris et des sons effrayants sortaient de la bouche du MASHKIKI-NAH-BÊ, caverne profonde remplie d’échos. Puis des mots et des phrases se précipitèrent hors de lui, en bonds sauvages portés par une voix au timbre parfois bas et rauque, parfois aigu et sifflant.
MASHKIKI-NAH-BÉ : L’esprit de l’esprit voit un peuple en pleurs de la perte de ses fils. L’esprit de l’esprit pleure la perte des fils d’un peuple. De l’esprit de l’esprit coule l’eau de la vengeance sur l’infamie d’un peuple.
L’esprit de l’esprit voit le soleil luire sur des champs de tabac, et la pluie tomber sur des forêts entières. L’esprit de l’esprit voit des enfants se nourrir de poissons frais dans des champs de tabac florissants, et des enfants manger des racines pourries par l’eau, dans des forêts inondées.
L’esprit de l’esprit voit des vieux fumer, bien assis près d’un feu, durant tout un BIBON, et des vieux morts de froid sur d’immenses étendues d’eau gelée, désertées par le gibier.
L’esprit de l’esprit voit des femmes pleines, au lait riche et fortifiant manger dans des cabanes de grandes citrouilles remplies de soleil, et des femmes amaigries et aux mamelles sèches, dans des WIG-WHOMS sans nourriture, contempler des enfants morts.
L’esprit de l’esprit voit des guerriers se chauffer au soleil et des chasseurs perdre la vie sur des collines entourées d’eau.
L’esprit de l’esprit voit une femme en marche sur les eaux vers de grands champs de tabac ensoleillés.
L’esprit de l’esprit voit une femme s’avancer vers un chef assis au centre d’une bourgade faite de longues cabanes et offrir un présent magnifique.
L’esprit de l’esprit voit la pluie cesser et l’eau se retirer des territoires inondés.
Narrateur : Le MASHKIKI-NAHBÉ se tut. Il semblait complètement épuisé. Peu à peu, il reprit sa taille normale et son visage ancien. Toute colère, toute rage avaient cessé de se manifester au travers de son corps. Son souffle haletant s’apaisa lentement. Il reprit sa posture contemplative et se replongea dans l’au-delà de lui-même.
Dégagés de l’emprise de la terreur, les ANISH-NAH-BÉS se regardaient en silence. Le chef prit la parole.
Le chef : Vous avez tous été témoins, frères.
Il nous faut donc découvrir au sein de la tribu, une femme libre capable d’offrir un présent d’une valeur extraordinaire. Seul un tel don semble pouvoir apaiser la rage et la tristesse du peuple du tabac. Et alors seulement cessera la pluie et s’apaisera la colère de KIJÉMANITO.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du conte «Kijé-Ginébig» : Le déluge et la fille au maïs (p. 7-18).
Les chasseurs Anish-Nah-Bés ont commis une faute grave en tuant six guerriers du peuple du tabac protégés par Kijé-Manito.
À la suite de cela, Mashkiki-Nah-Bé, c’est-à-dire «Celui qui connaît les choses de l’esprit», a une vision en rêve.
Ce qui est exceptionnel et merveilleux de cette vision est que non seulement il la raconte, mais aussi qu’il se métamorphose, grâce au créateur, Kijé-Manito, en arbre du malheur, en arbre vengeur, pour la raconter. Ce faisant, il devient en quelque sorte lui-même une vision pour son peuple.
Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :
SAGANA :«Le monde de l’esprit», dans la tradition algonquienne. Le mot «Saguenay» est ce mot déformé.
KIJÉ-GINÉBIG :Le grand serpent
KIJÉ-MANITO :L’esprit de l’esprit
ANISH-NAH-BÉS :L’homme, l’indien, l’être humain
ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’indien, l’être humain
MASHKIKI-NAH-BÉ :«Il connaît les choses de l’esprit»
AJISKI :Le sol, mère nourricière
BIBON :Le froid de l’hiver
WIG-WHOMS :Habitations d’écorce
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 10-13.

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Le jeune homme malhabile
Vision de Chagnan

Narrateur :
Il était toujours seul…
Seul à la chasse…
Seul à la pêche…
Seul à la construction de son canot…
Seul à la construction de son arc et de ses flèches…
Seul au nettoyage des peaux…
Seul sur sa couche…
On l’appelait CHAGNAN.
La main ajustait-elle la flèche sur l’arc tendu ; le canot s’enfonçait-il dans la brume d’aube du lac ; alors une vision hantait parfois l’esprit de CHAGNAN.
Sur la grande étendue de la rivière MATCHI-MANITO revêtue de sa couverture d’hiver, la forme lointaine d’un homme chaussé de raquettes s’avançait vers lui. Puis sans un bruit, lentement, la glace de la rivière se fendait en son milieu. Et le corps de l’homme s’enfonçait sous les débris.
Et une immense détresse submergeait CHAGNAN.
À son insu, il s’absorbait ces jours-là dans la contemplation de cette forme minuscule qui avait été... et n’était plus. Il pensait à cet ANISH-NAH-BÉ mort dans la force de l’âge. Il le repensait, tout petit, perdu au loin sur la blancheur du lac. Il ne conservait de son père aucun souvenir… même vague. Une histoire… seulement.
La vision naissait-elle en forêt? Les animaux venaient sans crainte tout près de CHAGNAN.
Se produisait-elle au lac? Les poissons montaient en surface et jouaient aux flancs du canot.
Le poids léger d’un oiseau parfois juché sur son épaule paraissait alors naturel à CHAGNAN. L’eau du lac grouillait de vie.
Jamais ne naissait la pensée de tuer. «Aussi inhabile à la chasse que maladroit à la pêche», disaient de CHAGNAN ses frères ANISH-NAH-BÉS. À la période des fêtes d’abondance, aucune femme, jamais, ne l’invitait à la danse du hibou. Et aux fêtes du soleil, il demeurait absent pour l’accomplissement des rites du guerrier.
CHAGNAN avait grandi seul.
La disparition prématurée du compagnon auquel elle était profondément attachée avait troublé l’esprit de sa mère. L’enfant avait alors partagé le WIG-WHOM de son grand-père. Mais depuis longtemps déjà l’esprit du vieil homme avait cessé de le guider dans ses raisonnements et, peu à peu, ses yeux s’étaient voilés.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du conte «Chagnan» : Le jeune homme malhabile et le canot volant (p. 19-30).
La vision de son père (qu’il n’a jamais connu) mort noyé permet surtout d’annoncer, par la force de concentration contenue en Chagnan, ses pouvoirs télépathiques, télékinésiques, psychokinésiques et lévitationnels qu’il découvrira un peu plus tard et qui seront, pour lui et son peuple, source de salut.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :
CHAGNAN :«Appellation populaire chez les Cris du nord désignant gentiment un jeune homme maladroit.»
MATCHI-MANITO :Le mauvais esprit
ANISH-NAH-BÉS :L’homme, l’indien, l’être humain
ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’indien, l’être humain
WIG-WHOM :Habitation d’écorce
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 19-20.

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Songe prémonitoire
Le don des huards

Narrateur : La fille embarqua dans son WASKWEY-OSI et avironna vers la terre ferme. En peu de temps, elle fut de retour à la bourgade. Son absence n’avait inquiété personne, pas même la mère pareille à la fille.
Le souvenir de l’homme demeuré seul sur l’île du lac WINNIPEKOK commença à s’imposer à l’esprit de la fille.
Cette nuit-là, elle eut un songe. Deux magnifiques huards du lac WINNIPEKOK, un mâle à collier et une femelle tachetée, apparurent. Le mâle s’adressa à l’homme aveugle.
Le huard: Prends-moi par le cou, fais de même avec ma compagne et aie confiance.
Narrateur : Les deux huards prirent leur envol avec l’homme à leurs cous, au-dessus de la grande étendue d’eau boueuse, et soudain piquèrent dans le lac. À la sortie, le mâle regarda l’homme :
Le huard: Tes yeux commencent-ils à distinguer la lumière?
L’homme: Un brouillard les voile encore.
Narrateur : Et les deux huards de replonger à nouveau. Des cris de joie saluèrent cette seconde émersion.
L’homme: Mes yeux voient le jour. Mes yeux voient les flots. Mes yeux vous voient, mes amis.
Narrateur : Les deux huards disparurent.
L’homme: PAWI-PAYIW, PAWI-PAYIW, viens, viens me rejoindre dans l’île. Mes yeux voient maintenant. Et c’est de ton image qu’ils veulent se griser pour la première fois.
Narrateur : Au matin, poussé par son rêve nocturne, la fille courut à son WASKWEY-OSI et avironna vers l’île du lac WINNIPEKOK.
Elle ne revint jamais plus à la bourgade, cette fille pareille à la mère pareille à la fille.
Au dire des femmes, elle rejoignit l’homme de l’île et il l’emmena dans un monde de paix à l’exemple de leur grande compréhension mutuelle.
Les vieux conteurs, eux, ont une opinion quelque peu différente. L’homme et la fille, disent-ils, adoptèrent le mode de vie des huards qui avaient rendu ses yeux à l’aveugle abandonné sur l’île.
C’est pourquoi les IYINIWOK ne tuèrent plus jamais de huards après cette aventure. Bien plus, à la fonte de la couverture de froid des lacs, on appelle «La promenade des amoureux de l’île» la sortie par couple de ces oiseaux.
Tellement pareille à la mère était la fille, incapable de vivre malheureuse.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Extrait du conte «Tibishkwé-Gimind» : Pareille à la mère était la fille (p. 31-44).
Ce rêve nocturne prémonitoire pousse Pawi-Payim, «la toute menue», la fille qui était pareille à la mère, et dont le compagnon est parti un jour à la chasse pour ne plus jamais revenir, à aller rejoindre l’homme «aveugle» de l’île qui l’a sauvée alors qu’elle était perdue sur cette île.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :
TIBISHKWÉ-GIMIND : «Pareille à la mère était la fille»
WASKWEY-OSI : Canot d’écorce
WINNIPEKOK : L’eau sale – l’eau boueuse
PAWI-PAYIW : La toute menue
IYINIWOK : Les vrais hommes
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 42-44.

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L’animal
Visions du jeune chasseur

Une tribu était-elle menacée par la famine? Elle dépêchait un messager vers le chasseur. Des loups affamés dévastaient-ils une bourgade? Un délégué s’acheminait vers son WIG-WHOM.
Et le chasseur remplissait toujours le service demandé, inspiré par cet étrange phénomène de transe. Il associait cet état au rêve fait la nuit précédant chaque départ, et refusait de chasser sans avoir reçu dans son sommeil la vision de l’animal à abattre.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Cet extrait est tiré du conte «Cagwa-Jikwé-Achi-Nitagawinini» : La fille aux porcs-épics et le chasseur aux pouvoirs magiques (p. 45-62).
Après avoir été déclaré par le chef le compagnon de la fille du chef (le jeune chasseur a réussi à espionner la fille du chef chassant sans se faire repérer par cette dernière), le jeune chasseur a vécu dès lors des moments de transe qui ont résulté en une capacité chez lui de voler et de devenir invisible pour mieux tuer les animaux chassés pour le bien de la tribu.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin:
WIG-WHOM : Habitation d’écorce.

Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, 115 p.

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Rêve de Bawadjigan
Rappel de sa mission

Alors, tourmenté par la faim et angoissé par cette sensation d’étrangeté née au cœur de cette dernière période de marche, il s’étendit sur le sol mousseux, au pied d’un grand pin. Le sommeil, essentiel à sa survie, l’emporta vers le rêve.
Il se revit, avec son frère, encore adolescent, assis sur une souche, au bord de la rivière. Tous deux regardaient venir vers eux DOH-NAH-KOH-NAH, leur père, chef de la tribu des NADOWÉS.
Mais soudain, des WIMITIGOJIS s’étaient emparés de lui.
Maintenant lui-même et son frère fuyaient à travers la forêt, en direction du froid, vers le territoire de la tribu des ANISH-NAH-BÉS, de crainte d’être faits prisonniers aussi.
ANISH-NAH-BÉS! oui. Né NADOWÉ, il était devenu, par adoption, membre de la tribu des ANISH-NAH-BÉS. Et il était . . . Il était . . . BAWADJIGAN.
Son nom était BAWADJIGAN.
Il ressentit dans son sommeil une joie puissante au souvenir de son nom.
Puis, soudain, toujours accompagné de son frère, il aperçut l’embouchure de la rivière. Sur cette large étendue d’eau flottait le MITIGO-TCHIMAN À son bord, DOH-NAH-KOH-NAH, chef de la tribu des NADOWÉS, serait bientôt amené de force par les WIMITIGOJIS vers leur lointain pays.
Et au moment où le gros canot à voile allait se laisser glisser au fil de l’eau, l’adolescent vit un long cri sortir de la poitrine de son père, DOH-NAH-KOH-NAH, comme un appel puissant confié au fil du vent.
Alors il voulut étendre la main pour saisir le gros canot et le tirer sur la berge. Mais un étrange tremblement s’empara de lui. Il ne put bouger. Sa main demeura rivée au sol comme un tronc de bouleau profondément enraciné. Tout son corps tremblait. Seuls ses yeux demeuraient rivés au gros canot maintenant jouet des flots et des vents.
Quand la dernière pointe de la plus haute voile se fut confondue à l’horizon liquide, alors seulement cessa le tremblement au corps du NADOWÉ, fils de DOH-NAH-KOH-NAH.
À la mort de leur mère, leur père seul les avait élevés.
Alors, sans parole, dans le silence du corps et de l’esprit, les deux adolescents reprirent leur fuite en direction du froid.
Puis ils avaient vécu au sein de la tribu des ANISH-NAH-BÉS, recueillis et adoptés par elle.
Que de fois n’étaient-ils pas retournés à la bourgade de STA-DA-KO-NÉ afin d’obtenir des nouvelles de leur père!
Et soudain, BAWADJIGAN se revit avec DOM-AGAYA, un des compagnons de son père, aussi prisonnier et emmené jadis de force sur le MITIGO-TCHIMAN, vers le pays des WIMITIGOJIS situé de l’autre côté de la grande mare d’eau salée. DOH-NAH-KOH-NAH, son père, était mort en ces terres étrangères d’une maladie appelée la «petite vérole». TAY-AG-NO-AGNI leur cousin, était aussi mort dans ce pays maudit, au climat humide, où les gens se prosternaient devant un grand chef sans avoir le droit de le toucher. Et BAWADJIGAN apprit que son père KOH-NAH avait révélé à ces étrangers l’existence du monde de SAGANA et de ses étranges habitants.
Au mot «SAGANA» prononcé en son rêve, BAWADJIGAN perçut un murmure insolite parvenant à lui d’une autre réalité. Il en fut réveillé!
La forêt entière semblait pleurer!
La forêt entière semblait se plaindre!
Alors BAWADJIGAN, le NADOWÉ devenu ANISH-NAH-BÉ sut . . . Il sut le nom de cette sorte de malaise angoissé ressenti tout au long du soleil précédent . . . Il sut la peur…
La peur… parfois fille de l’incompréhension des choses qui nous entourent!
La peur . . . parfois issue de l’impossibilité de toucher du doigt certaines réalités de l’esprit!
La peur . . . ressentie quelques lunes passées, au cœur d’une nuit froide de BIBON, à l’apparition de son père mort depuis longtemps déjà!
DOH-NAH-KOH-NAH : Fils, ne crains pas ma présence ici.
Mon corps est devenu poussière mêlée à la terre mais mon esprit survit. Et même si ce corps décomposé s’est confondu avec la terre d’un pays lointain, mon esprit est revenu errer dans les parages familiers de mon enfance.
L’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH vient te confier une importante mission. Mes semblables seuls peuvent en recevoir transmission. Deviens donc, BAWADJIGAN, fils de DOH-NAH-KOH-NAH, ancien chef de la tribu des NADOWÉS, porteur du message de l’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH.
Il existe une terre appelée «SAGANA».
Cette terre, seul un esprit habitant un corps humain peut l’atteindre. C’est un territoire sis au-delà des dualités du monde terrestre, mais pour y parvenir, un corps humain est indispensable. Il s’atteint par la fusion pacifique du corps et de l’esprit d’un homme. L’expédition sera donc pour toi, fils, longue et difficile.
Nourri par l’espoir d’être ramené en notre sol, DOH-NAH-KOH-NAH a révélé aux WIMITIGOJIS l’existence de SAGANA. Mais leur maladie a eu raison de son corps.
Et maintenant, sans corps humain, DOH-NAH-KOH-NAH ne peut retourner au monde de SAGANA et avertir ses habitants de la venue prochaine d’étrangers avides de leurs métaux de soleil et de feu.
Tu te présenteras donc comme l’envoyé de DOH-NAH-KOH-NAH. Ils te feront voir leur merveilleux territoire. Et ils sauront prendre les moyens pour éviter la guerre avec les puissants WIMI-TIGOJIS.
Aux premiers souffles chauds de JA-WA-NI-NODIN, tu partiras vers SAGANA.
Et ne crains rien. Tout au long de l’expédition, l’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH te guidera vers l’état intérieur capable de te faire percevoir SAGANA. Tu ne te perdras pas.
DOH-NAH-KOH-NAH a parlé!
Narrateur : La crainte au centre du cœur, la faim au cœur du ventre, BAWAD-JIGAN se rappelait enfin le but de cette expédition.
Maintenant, mi-appuyé au grand pin, mi-couché sur la mousse humide, il se mit à contempler sa faim et sa crainte.
Et peu à peu, il s’enfonça au-delà de la faim et de la crainte.

Bernard Assiniwi
Sagana : contes fantastiques du pays algonkin
Québec   1972 Genre de texte
Conte
Contexte
Cet extrait est tiré du conte «Sagana» : Le royaume de Saguenay (p. 63-82).
Ce rêve permet d’abord au marcheur sans nom de retrouver son nom : Bawadjigan (ce qui signifie : «Il est un rêve»). Mais ce rêve permet surtout à Bawadjigan de se rappeler son frère, son père mort, les compagnons de son père morts, son cousin mort, et encore plus une nuit où son père mort lui est apparu pour lui confier une mission : avertir Sagana de l’arrivée des hommes blancs. Sagana : «le monde de l’esprit», monde de l’harmonie, monde parallèle au monde terrestre et que seul un être humain peut atteindre si son esprit est assez puissant et exempt de haine et de sentiments guerriers. Cette mission, Bawadjigan l’avait entreprise au cours du présent voyage, mais son esprit l’avait oubliée en cours de route.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :
SAGANA : «Le monde de l’esprit», dans la tradition algonquienne ; Le mot «Saguenay» est ce mot déformé.
DOH-NAH-KOH-NAH :Grand chef WENDAT du groupe iroquois, capturé par Jacques Cartier et emmené en France lors de son deuxième voyage en 1535-36. Il mourut sans revoir son pays.
NADOWÉS : Gens de guerre – (iroquois).
WIMITIGOJIS : Des Français (littéralement : des becs à bois = des pics-bois).
ANISH-NAH-BÉS : L’homme, l’indien, l’être humain.
BAWADJIGAN : Il est un rêve.
MITIGO-TCHIMAN : Grand canot, à voile.
STA-DA-KO-NÉ : village iroquoien établi sur une large pointe de terre dominée par une montagne, le cap-aux-Diamants et où Jacques Cartier séjourne pendant l'hiver de 1535-1536.
DOM-AGAYA :Compagnon de Doh-Nah-Koh-Nah capturé en même temps par Jacques Cartier, et mort en France.TAY-AG-NO-AG-NI : Compagnon de Doh-Nah-Koh-Nah et Dom-Agaya capturé par Jacques Cartier et mort en France.
BIBON: Le froid de l’hiver.
JA-WA-NI-NODIN : Le vent du sud.
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 66-70.

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Vision d’Ininikwé
Son double
Un matin, elle se crut assez forte pour entreprendre le voyage de retour vers les siens. C’était encore l’hiver. Elle se confectionna une paire de raquettes de fortune à l’aide de jeunes épinettes blanches et d’écorce de cèdre. Puis, elle partit. Dès la première colline grimpée, elle eut une faiblesse et s’évanouit.
Lorsqu’elle s’éveilla, elle était sur une couche inconnue, dans une habitation qu’elle ne connaissait pas. Un feu de bouleau réchauffait la place.
Un homme pénétra dans le wig-whom.
Il était sans âge, mais ses cheveux avaient la couleur blanche du vécu des sages. Son visage buriné par le vent, le froid et le soleil, était pourtant d’une douceur… presque féminine. En s’approchant d’Ininikwé, il sourit et ce sourire illumina son visage.
— Tu es réchauffée ?
La jeune guerrière fit signe que oui.
Il s’assit près du feu et Ininikwé remarqua que son visage éclairait presque comme un feu de bois, chaque fois qu’il souriait.
Elle ne voyait pas ses yeux. Il parla, sans la regarder.
— J’ai trouvé une corde remplie d’oreilles humaines. C’est beaucoup de trophées pour un seul guerrier. Tu es satisfaite de ton expédition ? Ton peuple sera fier de toi ! Mais, dis-moi, es-tu si fière de toi ?
Ininikwé se demanda si son peuple serait vraiment fier d’elle ou si elle ne ferait pas peur à tous les jeunes hommes et aux enfants. Était-elle si fière d’elle-même ? Elle n’aurait pu le dire.
L’homme ajouta :
— Peut-être voulais-tu simplement te prouver à toi-même que tu valais tous les hommes ?
Ininikwé ne répondit pas. Avait-elle jamais été femme ou n’était-elle qu’un homme dans un corps de femme ?
— Lorsque tu auras raconté tes histoires de guerrier, les mémoires vivantes les raconteront à leur tour et tu deviendras célèbre parmi les guerriers de ton peuple.
Ininikwé aurait-elle jamais envie de raconter ses exploits guerriers ? Éprouverait-elle seulement du plaisir à se remémorer ces tueries ?
L’homme lui demanda soudain :
— Combien de vrais guerriers as-tu tués ? Combien de vieillards ? Combien de femmes ? Combien d’enfants ?
Ininikwé n’aurait su répondre. Elle ne le savait pas. Compte-t-on ces choses en temps de guerre ?
— Tu auras à regarder la grosseur des oreilles pour le savoir !
Ininikwé sentit une chaleur lui monter au visage et, malgré la douceur de la voix de l’homme, elle se dressa sur sa couche et cria soudain :
— Je ne sais pas… je ne sais pas… je ne sais pas…
Un long, très long silence s’installa dans l’habitation d’écorce de bouleau.
L’homme sortit une pipe d’érable de son sac à tabac, la bourra et se mit à fumer.
Ininikwé ne le quittait pas des yeux. Un étrange malaise s’était emparé d’elle. Elle eut mal à l’intérieur. Non, ce n’étaient pas ses blessures. C’était plutôt une sorte de remords, un sentiment terrible pour un guerrier.
En regardant cet être étrange, elle était convaincue qu’elle l’avait déjà vu. Plus elle le regardait, plus cette étreinte intérieure la tenaillait.
Elle ressentit alors une très grande fatigue et eut envie de fermer les yeux sans pourtant y parvenir. L’homme aux cheveux presque blancs avait enlevé ses midassins et n’avait gardé que son pagne. Sur la cuisse droite, il avait une affreuse cicatrice, à l’endroit où elle-même avait été blessée lors de sa première expédition. Autour de cette cicatrice, des points rosés et d’autres noirs. Comme sur sa propre cuisse.
La chaleur aidant, l’homme enleva sa chasuble et Ininikwé put remarquer qu’à l’épaule gauche, il avait une autre cicatrice de la grosseur d’une balle de mousquet et, à la hauteur de la ceinture, du côté droit, une trace de flèche de métal.
Au moment où Ininikwé allait lui demander comment il se faisait qu’il avait été blessé aux mêmes endroits qu’elle, il se tourna dans sa direction et elle put apercevoir que l’homme avait deux seins. Il se leva alors et elle put aussi constater qu’il n’avait pas d’organes génitaux masculins. C’était une femme qu’elle avait prise pour un homme…
C’était elle, plus âgée. Elle avait été mise face à elle-même.
Dès qu’elle voulut parler, l’être sourit, s’avança dans le feu et disparut.
Ininikwé retomba sur sa couche et s’endormit.
À son réveil, le doux chant des oiseaux vint réjouir son oreille. Elle se sentait tout à fait bien. Elle se leva, ouvrit le battant de son wig-whom et sortit. C’était le printemps. Se sentant bien, sans faim ni soif, elle se pencha, ramassa la corde retenant les oreilles, ses trophées de guerre, mit son wigwass-tchiman à l’eau et entreprit de remonter le courant vers la Kitigan-Zibi.
En arrivant au campement des Anish-Nah-Bégs, elle fit comme lors de son départ. Sans dire un mot, elle traversa le campement, laissa tomber sa corde d’oreilles et continua de marcher jusqu’à son habitation en retrait des autres.

Bernard Assiniwi
Ikwé, la femme algonquienne
Québec   1998 Genre de texte
Conte
Contexte
Cet extrait est tiré du chapitre intitulé «Le miroir » (p. 47-60).
Après être partie seule, depuis un long moment, chez le peuple des Nadôwés qu’elle désirait tuer, Ininikwé a une faiblesse alors qu’elle tente de retourner à la maison. La vision qu’elle a alors d’elle-même en un temps plus âgé lui fait prendre conscience du remords qui l’habite pour les meurtres de guerre qu’elle a commis et lui permet, une fois pour toutes, d’accepter et de vivre sa féminité.Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Ikwé, la femme algonquienne :
IKWÉ : Moins important, c’est la désignation de la femme.
ININIKWÉ : Mâle et femelle ou femme et homme.
WIG-WHOM : De wigwass pour écorce. Habitation d’écorce.
WIGWASS-TCHIMAN : Tchiman ou tchimon, canot et wigwass pour écorce.
KITIGAN-ZIBI : Rivière aux jardins. C’est le vrai nom de la rivière Désert à Maniwaki, au Québec.
MIDASSINS : Jambières de peau d’animaux, ancêtre du pantalon, que les Autochtones portaient lorsqu’ils voyageaient en forêt, pour ne pas s’écorcher les jambes et que les Français adoptèrent rapidement en leur donnant le nom de mitasses. Prononcer midassines.
ANISH-NAH-BÉGS : Pluriel d’Anish-Nah-Bé.
ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’humain, le sans-poil en comparaison de la bête.
AUTOCHTONE(S) : Natif d’ici, de cette terre, premiers habitants du pays.
Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Ikwé, la femme algonquien ne, nouvelles, Hull, Vents d’Ouest, coll. «Rafales» 1998, p. 55-59.

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Vision
L’Esprit des plantes

Une nuit, un des porte-parole du clan de la tortue eut une vision. Une belle femme à la peau verte comme un épi de maïs lui apparut.
— Je suis l’Esprit des plantes qui poussent pour nourrir ton peuple. Les plantes sont tristes et ton peuple l’est aussi. Sais-tu regarder? Peux-tu entendre? Lorsque tes gens ont mis les graines en terre, ils les ont mal abrillées. Lorsque les graines ont commencé à germer et à sortir de terre, tes gens ont oublié de les renchausser pour leur permettre de prendre appui correctement. Ensuite, les chaleurs sont venues et tes gens ont omis de donner à boire aux plantes qui poussent. Puis, les plantes parasites qui s’installent autour de mes enfants ont tout absorbé de la nourriture que le sol fournit aux plantes qui vous nourrissent. Si tes gens ne sont pas plus attentifs pour mon peuple, nous refuserons de vivre avec vous.
Dès son réveil, le porte-parole du clan de la tortue convoqua une réunion de tous les habitants du village pour leur faire part des récriminations de l’Esprit des plantes qui poussent pour nourrir le peuple Hondinosauni.

Bernard Assiniwi
Windigo et la naissance du monde
Québec   1998 Genre de texte
Conte
Contexte
Cet extrait est tiré de la légende iroquoise «Juaka, Honda et Gaguiga» ou «Raton-Laveur, Lièvre et Corbeau» (p. 37-49).
Cette vision permettra au peuple Hondinosauni de mieux traiter ses plantes l’été suivant, non sans avoir au préalable traversé un hiver difficile sur le plan alimentaire.Notes
Selon Stanley Mayo, de la Longue Maison iroquoise de Kanawaké, près de Montréal, au Québec, et raconté à l’auteur à Maniwaki, en août 1973.Cette légende se retrouve aussi dans le travail ethnologique de Curtin et Hewitt.
Édition originale
Windigo et la naissance du monde, recueil de cosmogonies et mythes de création autochtones du Canada compilé par Bernard Assiniwi, Hull, Vents d’Ouest, coll. «Critiques/ ethnologie » 1998, p. 70.

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