1. Introduction
Freud accordait une importance fondamentale à ce rêve, qu’il fit au matin du 24 juillet 1895. Il précise dans L’interprétation du rêve (Die Traumdeutung, publiée en 1900) en avoir pris note dés le réveil, et qu’il s’agit du premier rêve qu’il ait soumis à une analyse détaillée. Son importance relève aussi du contexte, dûment souligné ; doute professionnel, recherche intense. Il s’agit d’un moment fondateur pour la psychanalyse, et nous devons être reconnaissant à son créateur de nous avoir confié un témoignage aussi précieux, aussi intime, sans doute unique dans l’histoire des sciences à cet égard.
Pour cette raison puissante, je tiens à exprimer d’emblée mes intentions : L’interprétation proposée à l’aide de la Théorie élaborée par René Girard ne vise aucunement à disqualifier l’ambition scientifique de Sigmund Freud, bien au contraire, il s’agit de la restaurer. Mais pour que ce rêve de Freud contribue à la réussite de cette ambition positive, il faut le reconnaître pour ce qu’il est. Nous verrons qu’il constitue un aveu de faiblesse, tant d’un point de vue professionnel, personnel, intime, que d’un point de vue théorique. Etant donné son ambitieuse mise en exergue par le célèbre rêveur et théoricien du rêve, il engage la théorie psychanalytique dans sa globalité. Ce qu’il faudra démontrer.
Cette faiblesse reconnue fait toute la force de son auteur, c’est du moins ce que je crois et honore. N’appartient au registre scientifique que ce qui se montre sans voile, n’a pas besoin d’initiation pour être entendu. La science n’est pas ésotérique. On a beaucoup reproché à Freud d’avoir brûlé certains textes concernant sa fameuse auto-analyse, ce qui permet d’entretenir quelques mythes. Mais la connaissance ne consiste pas à dévoiler une intimité, à laquelle le fondateur de la psychanalyse a droit au même titre que chacun d’entre-nous. Se protéger, ce n’est pas faire œuvre de mystification. Freud sut tracer la limite entre ce qui est personnel et ce qui peut intéresser le général, qu’il nous convie à partager. C’est là le domaine de la science. Ce rêve nous intéresse tous, car si ce n’était pas le cas, nous n’en aurions tout simplement pas connaissance.
2. L’interprétation lacanienne
Lacan ne s’y est pas trompé. Il ne fut pas le seul à tenter, à la suite de son auteur, une interprétation de ce récit, puisqu’il est évident que nous ne pouvons pas interpréter ce rêve en soi, mais seulement le récit que Freud nous en a laissé. Et le séminaire de Lacan relève aussi d’une ambition théoricienne, dans laquelle le concept d’inconscient joue le premier rôle :
« Ce rêve nous enseigne donc ceci — ce qui est enjeu dans la fonction du rêve est au-delà de l’ego, ce qui dans le sujet est du sujet et n'est pas du sujet, c'est l'inconscient. » (p.191)
Lacan adopte ici le mode de raisonnement suivant : Si ce rêve a bien l’importance que Freud veut bien lui accorder, s’il lui a révélé, telle la pierre de Rosette pour Champollion, « l’énigme du rêve » (comme la célèbre lettre de Freud à Fliess le suggère, il ne peut s’agir que de l’inconscient, concept sur lequel repose l’édifice théorique de la psychanalyse. Si Freud prétend avoir trouvé ici la clé de cette fameuse boite-noire, il faut le croire sur parole et se mettre à l’employer à sa suite. Et Lacan a déjà sa petite idée sur la nature de l’inconscient, il brûle de nous la faire partager, mais il reconnaît dans le même temps une difficulté majeure. Elle vient d’emblée entraver cette annonce, car Freud « présente un rêve entièrement expliqué par la satisfaction d'un désir qu'on ne peut pas appeler autrement que préconscient. » Quelle déception ! Mais Lacan ne se laisse pas abattre pour si peu :
« Mais s'il tient ce rêve pour le rêve des rêves, le rêve initial, typique, c'est qu'il a le sentiment de l'avoir fait, ce pas, et il ne démontre que trop par la suite de son exposé qu'il l'a fait effectivement. S'il a le sentiment de l'avoir fait, c'est qu'il l'a fait. » (p.183)
Mais pouvons-nous emboîter le pas de Freud sur la base d’un sentiment ? Toute l’analyse ultérieure de Lacan est érudite, comme toujours, mais ces éléments ne prêtent pas à conséquence, ne sont ajoutés là que pour combler sa déception, hâtivement niée par une dénégation : « il ne démontre que trop ». Cette attitude imite celle de l’homme rapportant un chaudron percé à son propriétaire. Freud associe cette histoire de chaudron au contenu du rêve, et Lacan se laisse contaminer inconsciemment par ce piège logique afin de justifier sa tentative théorique.
L’attitude de Lacan est aisément explicable : Il sait d’avance ce qu’il lui faudrait parvenir à démontrer et quelle en est l’importance. La boite-noire de l’inconscient est la pierre sur laquelle vient reposer tout l’édifice théorique de la psychanalyse.
« Dans la seconde partie, les trois personnages jouent entre eux ce jeu dérisoire de se renvoyer la balle à propos de ces questions fondamentales pour Freud — Quel est le sens de la névrose ? Quel est le sens de la cure ? Quel est le bien-fondé de ma thérapeutique des névroses ? Et derrière tout cela, il y a le Freud qui rêve en étant un Freud qui cherche la clé du rêve. C'est pourquoi la clé du rêve doit être la même chose que la clé de la névrose et la clé de la cure. » (p.189)
Prenons cette proposition prometteuse au mot, après avoir rappelé le récit complet du rêve. Nous encourageons cependant le lecteur à se référer au texte complet de Freud pour une meilleure compréhension de cet article.
3. La description du rêve
« Un grand hall - beaucoup d'invités, nous recevons. Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution » [Lösung]. Je lui dis : « Si tu as encore des douleurs, c'est réellement de ta faute. » Elle répond : « Si tu savais comme j'ai mal à la gorge, à l'estomac et au ventre, je me sens ficelée comme un paquet, tiraillée de partout. » Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi; je me dis : finalement, n’ais-je pas négligé quelque chose d’organique? Je l'amène près de la fenêtre et je regarde dans sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis : pourtant elle n'en a pas besoin. Alors, elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d'autre part j'aperçois d'extraordinaires formations contournées qui ont l'apparence des cornets du nez, et sur elles de larges escarres blanc grisâtre. J'appelle aussitôt le docteur M., qui, à son tour, examine la malade et confirme. Le docteur M. n'est pas comme d'habitude, il est très pâle, il boite, il n'a pas de barbe... Mon ami Otto est également là, à côté d'elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit : « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche (fait que je constate comme lui malgré les vêtements). M. dit : « II n'y a pas de doute, c'est une infection, mais ça ne fait rien; il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éliminer. » Nous savons également, d'une manière directe, d'où vient l'infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s'était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène... acide proprionique,.. triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractère gras)... Ces injections ne sont pas faciles à faire... il est probable aussi que la seringue n'était pas propre. »
4. L’interprétation freudienne
Le récit commence par décrire le contexte : « beaucoup d’invités. Nous recevons ». Il s’agit de faire parade, il ne faut pas décevoir les invités. Le Freud du rêve veut-il persuader de sa compétence de médecin ? Mais il y a un problème avec la patiente. Il commence par lui rejeter la responsabilité de ce problème. Puis il doute : « N’ais-je pas négligé quelque chose d’organique ? » Le doute se cache derrière le langage plus rassurant de la chimie.
Le Freud du rêve se croit seul avec sa patiente, mise à l’écart. Mais il se rend compte alors que ses confrères sont là aussi. On se rend toujours compte, après coup, qu’il y a des tiers. Le développement associatif qui suit le récit proprement dit découvre également une foule de personnages féminins derrière l’apparence d’Irma.
Le récit décrit assez clairement une rivalité mimétique entre confrères, avec ses aspects inévitablement comiques. Quant aux femmes ultérieurement associées à Irma, elles sont unies par la caractéristique contradictoire de l’attirer et de le maintenir à distance. La gouvernante qui donnait « au premier abord une impression de beauté juvénile », est gênée par un dentier. Il n’aimerait pas avoir comme patiente la suivante, car elle résisterait trop. Sa propre femme apparaît enfin, dont il se souvient d’un geste de pudeur et de gêne à son encontre. Freud associe les transformations successives sur la personne d’Irma à une succession de personnages, à la fois de plus en plus difficile d’accès (pour le psychanalyste) et de plus en plus désirables (pour l’homme) :
« J'ai donc comparé ma malade Irma à deux autres personnes qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traitement. Pourquoi, dans mon rêve, lui ai-je substitué son amie ? Sans doute parce que je souhaitais cette substitution ; l'amie m'est plus sympathique ou je la crois plus intelligente. Je trouve Irma sotte parce qu'elle n'a pas accepté ma solution. L'autre serait plus intelligente, elle cèderait plus facilement. La bouche s’ouvre bien alors : elle en raconterait plus qu'Irma. »
Contradiction intéressante : l’amie est à la fois plus sympathique et plus distante (résistante), mais susceptible de céder plus facilement, dans le rêve. C’est le paradoxe même du désir, qui souhaite toujours posséder des objets inaccessibles. Il s’agit peut-être ici de la seule scène du rêve qui puisse correspondre à la réalisation d’un désir sexuel, et il faut reconnaître son caractère improbable et clairement mimétique, car avant d’en arriver à cette bouche ouverte, l’objet du désir est présenté ainsi :
« Irma a une amie que j’estime trés haut [die ich sehr hoch schätze]. Un soir où j’étais allé lui rendre visite, je l’ai trouvée à la fenêtre, dans la situation reproduite par le rêve, et son médecin, ce même docteur M., était en train de lui dire qu’elle présentait un dépôt diphtérique. »
Freud se met donc à la place même du Dr M., qu’il imite dans le rêve. Et c’est le Dr M. qui, par son attention particulière, oriente manifestement le désir de Freud, qui s’écrit ainsi en termes quasiment financiers : L’objet est estimé très haut.
« Je me rappelle maintenant avoir joué avec la présomption [Vermutung] que cette Dame pourrait bien venir me consulter de la même façon [gleichfalls], afin de la libérer de ses symptômes. » (je souligne)
Les termes employés (présomption et Dame) placent Freud en bas de l’échelle de valeur précédemment établie. S’il tend la main, il ne peut atteindre les échelons supérieurs. Il pense y arriver seulement en imitant son rival ; en agissant de la même façon.
« La bouche s’ouvre bien alors : elle en raconterait plus qu'Irma. » La dernière phrase de ce passage essentiel comporte deux parties, dont la première est soulignée par la typographie. Elle annonce un basculement. Nous sortons ici du registre de la relation, de l’approche médicale ou désirante, pour entrer dans celui de la sexualité pure, qui s’apparente aux yeux de Freud à un cauchemar organique, proche d’un film de David Cronenberg. Cela commence par une vision, déformée par le travail du rêve, sur un nez placé dans cette gorge ouverte. Freud insère une note à ce propos :
« Je devine que l'interprétation de ce fragment n'est pas poussée assez loin pour qu'on en comprenne toute la signification cachée. Si je poursuivais la comparaison des trois femmes, je pourrais dévier assez loin – chaque rêve comporte au moins une partie qui ne peut être creusée jusqu’à son fondement, comme un nombril, un ombilic [Nabel] qui le met en relation avec l’inconnu. »
Aussi, restons-en là nous aussi, pour l’instant...
Dans la suite du récit, la comparaison des trois hommes n’est pas moins intéressante, et Freud s’y emploie avec moins de réticences, semble t-il. Il nous faut non seulement le comprendre, mais aussi le respecter en n’oubliant jamais qu’il s’agit d’un rêve personnel, dans lequel une part importante de son intimité se trouve dévoilée. Seule compte la perspective scientifique à ses yeux et aux nôtres, et de ce point de vue, Freud nous en dit juste assez, mais pas plus.
Comment se présentent les collègues qui se pressent autour de la bouche ouverte d’Irma ? Le docteur M. est un modèle (puisqu’il est imité), mais aussi un rival (puisqu’il lui barre l’accès à la patiente de ses rêves). Freud éprouve l’envie de prendre sa place. M. est également confondu avec le frère aîné de Sigmund ; Alexandre Freud. Le narrateur se rappelle en avoir voulu à ces deux hommes pour le même motif : avoir repoussé une proposition qu’il leur avait faite.
Otto est l’ami célibataire de la famille Freud, celui que l’on accueille volontiers, mais dont on rit sous cape.
« Otto avait notamment l’habitude d’offrir quelque chose à toutes les occasions ; espérons qu’il en soit un jour soigné par une femme. »
Il fait la paire avec l’ami Léopold, également médecin et parent d’Otto. C’est une paire inégale, puisque Léopold le domine. Tout cela se joue sur un registre comique : rivalité entre collègues, hommes tournant autour des mêmes femmes, des mêmes patientes. M. se penche sur l’amie d’Irma dans la réalité, ce qui lui vaut d’acquérir une position avantageuse à l’égard de Freud, il occupe une position de maîtrise par rapport à Otto. Dans le cercle familial, Freud est le mari légitime de Martha. Il se trouve flatté et amusé par le manège de son hôte, avec juste ce qu’il faut de mépris pour le célibataire. C’est lui qui joue cette fois ci le rôle du frère aîné. Freud est dominé par M., mais il domine Otto et se trouve sensiblement au même niveau que Léopold, qui lui permet d’humilier Otto par personne interposée.
En réalité, le dernier qui a visité Irma à son domicile est Otto, c’est lui qui a fait une injection à cette occasion, mais sur une autre patiente, dans un hôtel voisin. Dans le rêve, cela se transforme en : « la seringue était sale », l’injection a provoqué une infection dont souffre Irma. Le produit injecté est de la triméthylamine, et Freud nous précise que cette substance entre dans la composition du sperme. Otto est donc accusé de négligence, de faute professionnelle peut-être, et à travers lui, c’est encore un autre ami et rival qui se présente à nous : Wilhelm Fliess, l’ami proche entre tous, le confident étroitement associé aux recherches de Freud.
Fliess est l’auteur d’une des théories les plus baroques qui soient sur la sexualité féminine. Il est l’inventeur de la névrose nasale réflexe établissant une « correspondance structurale stricte entre les organes génitaux et le nez. »Le contenu du rêve est imprégné comme une éponge de cette théorie et d’une certaine erreur médicale, bien réelle mais dont Freud ne dit rien, et qui explique la vision d’horreur organique que les médecins découvrent dans la bouche grande ouverte.
Inutile de décrire plus avant les péripéties du rêve et des associations freudiennes, extrêmement riches. J’en viens directement à sa conclusion, surprenante. L’apparition finale de la formule chimique de la triméthylamine, associée dans ce cas au sperme, serait bien naturelle, puisque Irma est veuve, et d’ailleurs, son amie en laquelle elle se substitue est également veuve… et hystérique (cette « maladie de la sexualité » comme on le chuchotait à l’époque entre chercheurs, tout en prenant un air entendu…) Le sous-entendu de Freud est transparent : elles sont en manque. Une certaine niaiserie à l’égard de la sexualité féminine n’est pas seulement imputable à Freud. Nous sommes en 1895 et dans ce contexte, le seul fait d’envisager une sexualité féminine paraîtrait suspect.
Apparemment, Freud nie son propre désir, il ne semble envisager que le versant rivalitaire de la scène : une histoire de concurrence entre diagnostics et théories de médecins en somme. Il veut triompher intellectuellement et rejeter sur ses confrères une erreur médicale qui pourrait être la sienne (il ne se prive pas d’en évoquer quelques-unes au passage). Là se trouve la réalisation du vœu secret qui anime le rêveur. Voilà une démonstration à ses yeux éclatante de ce que son livre entier prétend démontrer.
5. La formule chimique du désir
Lacan est aussi déçu que nous, mais il est pugnace. Il nous rend ainsi un immense service en imprimant la dernière image du rêve, la formule de la triméthylamine. Freud précise :
« cette formule est imprimée en caractères gras, comme si on avait voulu faire ressortir du contexte quelque chose de particulièrement important. »
Il est d’ailleurs étonnant qu’après un tel aveu, il n’ait pas jugé bon de faire figurer cette image pour illustrer son propos, ce qu’il fit en d’autres occasions. C’est que l’importance de la molécule, d’un point de vue strictement graphique, ne lui apparaît sans doute pas.
Quatre représentations principales de la molécule sont possibles, elles sont plus ou moins développées. Nous ne savons pas laquelle apparut à Freud. Quant à l’édition du fameux séminaire, elle figure les deux représentations développées seulement, et à mon avis, Lacan voyait juste : il s’agit bien d’une arborescence. Mais en utilisant le diminutif AZ (azote) pour N (nitrate), il ne rend sûrement pas compte de l’allemand Stickstoff… Ce forçage sémantique lui permet de soutenir la présence de « signes sacrés » à la place des lettres codifiée par la classification périodique des éléments. Il soutient au passage une gnose qui trahit certainement le récit freudien.
Ce qui importe, c’est cette construction arborescente, quelles que soient les lettres à partir desquelles elle se forme. Je suis trop habitué à voir Lacan tirer la couverture à lui pour le lui reprocher. Il est animé de cette curiosité de chercheur qui l’amène à tutoyer tout le monde, du matheux au curé, afin d’en tirer quelque chose. La beauté de l’idée d’alpha et oméga, avec AZ comme clef d’une arborescence signifiante, je ne la retiendrai pas. AZ est manifestement pour lui le symbole de cet « inconscient structuré comme un langage », idée empruntée au structuralisme de Lévy-Strauss. S’agit-il d’une idéologie linguistique ? Jung et ses archétypes ne sont pas très loin, c’est à dire une approche holiste mâtinée de panthéisme.
Je serai beaucoup plus trivial que ce trio d’intellectuels, car le nitrate N, c’est ce produit qui s’épand sur les champs afin de les fertiliser, mais qui peut aussi brûler les plantes. Produit à double effet, dont l’abus est dangereux, le nitrate pue. La triméthylamine produit, selon Freud, ein Fuselgeruch, ce qui est aimablement traduit dans les versions françaises par « une odeur de rikiki. » Certains parlent d’odeur de poisson mis à sécher. Disons que cette odeur évoque certains fluides corporels.
Voici une autre interprétation. L’objet N, c’est précisément celui sur lequel se penche l’assemblée de amis-concurrents-rivaux-médecins, figurés en C sur la formule. Ils se chamaillent et se renvoient « la faute », mais aussi un désir et un acte sexuel qui ne dit jamais son nom. N est bien un objet biface, attirant et repoussant, provoquant le désir et la répugnance, qui s’ouvre et se referme à la fois aux regards, à la connaissance. Comment appréhender justement le désir ? En évitant de trop se pencher sur l’objet lui-même, organique. Mieux vaut considérer les vecteurs qui désignent l’objet, c’est à dire l’arborescence qui forme une sorte de couronne, de faisceaux qui tout à la fois désignent et forment l’objet lui-même. Le désir est le résultat de comportements mimétiques qui viennent à se focaliser. Mais se focaliser sur quoi ? Irma, au centre, apparaît elle-même composée d’une foule.
Ainsi, l’objet N se décompose lui aussi en une arborescence symétrique à la première, non représentée sur le schéma précédent, mais bien visible sur le suivant. Il ne faut pas voir ici la somme d’identifications successives, composant le moi d’Irma, ce qu’une application hâtive de la doctrine psychanalytique pourrait laisser croire, mais la traduction rêvée d’interactions bien réelles. Je pense qu’il n’est plus nécessaire de retenir l’idée romantique du moi, car un tel substantif ne correspond à rien de réel, seul existe le pronom.
Les interactions en question sont chacune à envisager du point de vue du rêveur. Ce rêveur, c’est l’homme Freud, à la fois attiré et repoussé par des femmes bien réelles. Elles seront, dans le schéma suivant, désignées ainsi : Irma, ses deux amies, la gouvernante, l’épouse Martha, enceinte au moment du rêve. Une autre figure féminine, d’une importance primordiale, manque. Je ne l’ai pas figurée à l’intérieur du cercle, car elle est absente de la description du rêve tel que Freud nous l’a communiqué, c’est Emma, sur laquelle je reviendrai.
La molécule de triméthylamine, comparable aux systèmes planétaires, est composée d’un corps central massif (N) autour duquel tournent d’autres objets (C), qui chacun peuvent former un nouveau centre d’attraction pour d’autres satellites (H). L’attirance est liée à la répulsion, puisque pour maintenir son équilibre, le système est contraint par des forces centripètes comparables à l’attraction universelle (énergie potentielle) et des forces centrifuges dépendantes de la vitesse (énergie cinétique). Ces forces sont observables à des niveaux macro ou microscopiques, se définissent selon différents champs (de pesanteur, électromagnétique, nucléaire forte ou faible...) Une comparaison rigoureuse entre lois physique et désir a été proposée par Jean-Pierre Chevillot. Je ne puis la reprendre ici de façon exhaustive, mais retiendrais l’essentiel :
Nous sommes bien loin du réservoir de libido situé dans le ça, Es, inconscient… ou autre figure métapsychologique.
6. L’ombilic du rêve et autre frontière
Avant d’entrer dans les détails touffus du « rêve des rêves », je veux attirer l’attention du lecteur sur la corrélation possible avec les structures dégagées par la Théorie mimétique. Avant de risquer de se perdre dans le maquis du rêve, regardons un plan, afin de pouvoir nous y orienter.
La structure de la molécule de triméthylamine rend parfaitement compte de cette réalité complexe, qui se déploie, comme une odeur, dans l’espace, et non vers les tréfonds d’un appareil psychique non identifié à ce jour. Précisons : La structure en forme de poupées russes dégagée par Freud, l’oignon moïque, n’est pas fausse en soi, mais ce rêve nous montre avec précision les interactions consécutives à son déploiement. La formule chimique peut se rétracter dans les parenthèses de la formule ((CH3)3N) ou s’étendre dans une représentation bi, tri ou quadri dimensionnelle (en incluant la dimension du temps). Mieux vaut considérer ces interactions, c’est à dire la trame du récit proposé par Freud.
Irma constitue naturellement le noyau principal, mais il subit des transformations à la façon d’un fondu-enchaîné : A chaque transition de phase, c’est à dire entre deux personnes identifiables, celles-ci se confondent formellement. Autour de ce noyau composite tournent trois satellites, trois hommes qui subissent des transformations analogues. Ils forment les uns pour les autres des centres distincts du foyer principal, à tel point que Freud interprète finalement son rêve dans le sens de cette rivalité ambivalente, purement masculine, plutôt que dans celui du désir proprement dit.
Freud tient par-dessus tout à échapper au modèle vulgaire du vaudeville, et il rejette sur Otto la responsabilité d’un acte sexuel imaginaire sur Irma, celle aussi d’un drame, découlant de ses recherches sur la cocaïne et de ses tentatives d’application thérapeutique de cette substance. Pourtant, les figures ultimes qui apparaissent au terme de ses associations sont sa femme et l’ami et concurrent le plus intime : Fliess. Il nous dit clairement qu’il n’ira pas au-delà de ces deux figures. Martha forme le noyau de la poupée russe, Fliess est le contenant ultime, l’écorce.
Malgré la présence évidente dans ce rêve de Fliess et de ses théories et pratiques médicales délirantes, Freud ne dit rien d’Emma Eckstein, opérée du nez par Fliess, sur le conseil de Freud, afin d’éliminer des symptômes hystériques dont il connaissait pourtant bien la provenance. Emma lui avait fait part en effet d’attouchements répétés de la part d’un épicier qui mettait sa main sur le sexe de la fillette, ce qui expliquerait selon Freud sa compulsion à se masturber. Cependant, à l’époque, il hésite encore : L’hystérie n’est-elle pas le produit de la masturbation elle-même ? Fliess est-il fondé de voir une origine sexuelle-organique à l’hystérie et de pratiquer en conséquence une opération du nez ?
N’oublions pas que ces traitements absurdes et dangereux, comportant parfois des ceintures de chasteté anti-masturbation, sont le fait d’une époque précédant la naissance de la psychanalyse, que si Freud les a envisagées quelque peu sérieusement, il a surtout permis d’en sortir. Il permettra ainsi à Marie Bonaparte de stopper des opérations à répétition sur la vulve, interventions chirurgicale sensées la guérir de sa frigidité. (Fliess n’était donc pas seul au panthéon des charlatans.)
Après nous avoir promené à travers le paysage tronqué de ses interactions relationnelles professionnelles et privées, modelées par le rêve, Freud nous en livre la formule condensée, mais il semble ne pas y accorder d’importance. Je vais tenter une représentation intermédiaire entre la formule chimique qui clôt le rêve et la diversité du récit, des associations. Cette représentation ne doit pas être prise au premier degré. Je ne prétends pas fixer la position des partenaires, ni définir la nature de leurs interactions réciproques, puisque ce dont il s’agit se déroule dans le temps. La scène subit de multiples transformations et substitutions. Cependant, cette représentation permet de faire apparaître trois positions particulières : celle de Martha Freud, épouse du rêveur, celle de Fliess, qui colore l’ensemble de la scène, celle du rêveur lui-même, à la fois absent et présent dans chacun des personnages.
Je n’ai fait qu’évoquer la présence d’Emma dans le rêve : C’est que ni Freud ni Lacan n’en disent mot. Elle se situe donc au-delà du récit du rêve et des associations afférentes. Sur le schéma suivant, Emma est figurée en dehors du cercle ultime. En revanche, j’ai éliminé les deux Mathilde, qui apparaissent pourtant clairement dans les associations de Freud. Je justifierai plus tard ces exceptions remarquables.
Fig. 2: Schéma du rêve
M : Martha Freud
A : Amies d’Irma
G : Gouvernante
Ax : Alexandre, frère aîné de S.Freud
Brä : Dr. Bräsig
Kar: Dr. Karsten
Ce que Freud nomme ombilic du rêve (Nabel), c’est l’horizon de la scène. L’horizon ; c’est à dire le cercle au-delà duquel on ne voit plus, qui délimite un paysage. Mais l’horizon, c’est aussi la distance en deçà de laquelle on ne voit pas non plus. Notre champ de vision est limité par ces deux orbes : le cercle Martha au centre (trop proche) et le cercle Fliess qui englobe la scène (trop loin). Freud parvient à nommer Fliess et Martha, mais c’est aussi pour nous dire qu’il n’en dira pas plus à ce sujet. Pourquoi donc ? Il s’agit de cette pudeur dont je reconnaissais la nécessité, de la conscience angoissée d’une erreur médicale, mais encore ? Avant-tout, qu’est-ce que la pudeur ? C’est cette distance au-delà ou en deçà de laquelle se trouve Freud mis à nu, directement en contact avec la froideur de l’angoisse et tout évènement majeur, trop brûlant. Il ne peut rien en dire directement, il s’en protège en interposant des personnages qui sont autant de vêtements, de plis derrière lesquels il se cache.
Pourtant, il est admis que Freud lui-même peut se rencontrer à tout moment dans le cours de son rêve. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’identifie à chacun des personnages, car le rêve comme les personnages de Virginia Woolf, notamment dans son roman le plus expérimental (The Waves), décrivent des relations et des interactions. Décrire le désir, cela revient à décrire des relations. Les personnages rêvés ne sont que les supports de relations. Le peu d’importance des individus dans le rêve est suffisamment manifesté par ces mutations continuelles. Les personnages sont interchangeables. Pour employer le verbe s’identifier avec le sérieux que les psychologues accordent à ce terme, il faut croire en un moi aussi dépourvu d’assise que l’Inconscient.
Irma joue un rôle particulier, c’est aussi pour cela qu’elle figure en pointillé dans ce schéma. Irma forme, incarne littéralement (par son corps) une frontière interne au système clos par le double ombilic du rêve (contenant Martha et excluant Emma). De façon significative dans ce schéma, tous les personnages extérieurs à Irma sont masculins, enclos par une enveloppe (Fliess-Emma), tous les personnages féminins sont intérieurs, entourant le noyau (Martha). Irma n’est pas un personnage à part entière, elle est le produit de cette inversion de polarité, dont la nature est sexuelle, dans le sens précis de la différence des sexes. De cet endroit précis émane une énergie, un désir, produit par cette différence fondamentale, qui pourrait tout aussi bien se noter par des (+) et des (-) si nous poursuivions avec Chevillot une analogie avec la physique.
Cette énergie désirante n’est donc pas produite par la simple présence d’une Irma qui n’existe pas vraiment. Irma est un contenant dépourvu de fond. D’ailleurs elle est à peu près dépourvue de toute qualité propre, comme Freud se plait à nous le préciser. L’énergie désirante est le produit de la rencontre entre deux potentiels inverses, masculins et féminins, chauffés à blanc d’un coté par une rivalité mimétique intense entre ces chercheurs, ces hommes dans la force de l’age.
La rivalité n’est pas moins intense de l’autre coté, c’est à dire du coté féminin, seulement Freud ne la voit pas. Il prend toute stratégie narcissique pour de l’autosuffisance, alors qu’il s’agit bien d’une compétition féminine, destinée à attirer le désir du groupe masculin. On ne peut être plus dépendant des autres qu’en adoptant une telle stratégie. Brigitte Bardot chantant : « Je n’ai besoin de personne sur mon Harley-Davidson », avance lentement devant les terrasses bondées des cafés de Saint-Tropez, et le pot d’échappement de sa machine produit un bruit sourd et indiscret (tellement important pour cette marque de motos qu’il fait l’objet d’un dépôt de brevet…) Il s’agit bien, toujours, d’interactions, de regards, d’échanges, et le problème des femmes hystériques que Freud eut à soigner tient dans la nature mimétique de leur mode relationnel.
7. La réalité derrière le rêve : Emma Eckstein
« Le rêve d'Irma ne possède en fait que la trace d'Emma Eckstein qui est probablement ce cas de confusion hallucinatoire qui ouvre véritablement à Freud la voix du souhait. »
Bertrand Vichyn nous invite à nous approcher. Si Otto, présenté comme un benêt, prend une telle importance, c’est qu’il cumule sur lui seul toutes les positions possibles : ami, amant, familier, collègue… Il cristallise aussi un certain nombre de reproches que Freud se fait à lui-même, enfin, c’est bien lui qui offre un prétexte insignifiant mais suffisant pour justifier son rejet dans les ténèbres de la criminalité : Il offre à la famille Freud un flacon duquel émane une odeur redoutable. Peut-on mettre ce détail aussi en rapport avec Emma ? Freud écrivait à Fliess le 8 mars 1895, soit cinq mois avant la date du rêve :
« Je t’écrivais que l’infection et les saignements ne voulaient pas prendre fin, et que soudain une odeur infecte [Foetor] et du sang ont jailli et se sont répandus (Y a t-il du nouveau depuis ?) J’ai fait appeler Gersuny ; il a inséré un drain, en espérant que l’écoulement naturel une fois restauré, les choses vont aller mieux, mais il est resté très réservé. »
Revoilà cette odeur qui fouette, ce Fuselgeruch ou ce Foetor ; cette odeur fétide, c’est celle du pus suintant d’une plaie infectée. Voilà également cette seringue sale, d’où s’écoule ce mystérieux liquide associé au sperme et à la triméthylamine. Une contradiction logique s’éclaire également, qui était passée inaperçue : Si le produit injecté pue, son odeur ne devrait pas être décelable. Nous comprenons mieux désormais l’origine réelle de l’odeur présente dans le rêve. Elle ne provient en réalité non pas d’une seringue, mais d’un drain. En réalité, c’est à dire en prenant en compte le souvenir d’un fait réel, transformé par le travail du rêve. Bien sur, puisqu’il s’agit d’un rêve, cela n’exclut pas la dimension sexuelle : Le rêve est polysémique, il peut associer drain et seringue, pus, sperme et triméthylamine, il permet de tels prodiges, comme il permettait qu’« une région infiltrée de la peau au niveau de l'épaule gauche » soit constatée, malgré les vêtements, non seulement sur le corps d’Irma, mais simultanément sur le corps du rêveur : Nous verrons aussi comment la douleur ressentie par Emma engendra un malaise simultané chez Freud. Là aussi, le rêve travaille à partir d’un souvenir réel.
Le cas Emma Eckstein, voilà la question de fond, qui explique l’essentiel du rêve, et Freud ne peut rien en dire sans se compromettre en même temps que son ami et collègue. N’oublions pas que Fliess lui sert d’analyste sauvage, de bonne oreille devrait-on dire, c’est à dire d’écran sur lequel projeter ses pensées et ses théories en formation, ses doutes. Le caractère manifestement délirant des thèses de Fliess est encore loin de constituer une gêne, puisque mal assuré lui-même, Freud ne se sent pas menacé par tant d’incompétence. Dans une lettre à Fliess datée du 26 avril 1896, alors qu’il sait tout, Freud affirme encore que les douleurs et les hémorragies occasionnées par l’opération étaient « d’origine hystérique, provoquées par des désirs inassouvis et survenaient probablement lors des périodes sexuellement propices. » On croit rêver... Cependant, le cas Eckstein est grave, il constitue une menace trop évidente et une angoisse vécue. Il suffit de lire la suite de la lettre pour voir apparaître la scène réelle derrière le rêve.
« Deux jours après, on me réveilla au matin - cela saigne encore aussi fort, douleurs et autres – je reçois de Gersuny la réponse téléphonique qu’il ne peut venir que le soir, il demande à Rosanes d’y aller avec moi. Il était midi. Cela saignait abondamment du nez et de la gorge, l’odeur infecte [Foetor] était très puissante. Rosanes nettoya les environs des ouvertures naturelles, sortit des caillots de sang qui adhéraient, et soudain, tira sur quelque chose comme un fil, tira encore ; avant que l’un de nous ait eu le temps de réfléchir, un long morceau de gaze d’un bon demi-mètre se trouva expulsé hors de la cavité. Immédiatement après surgit le sang, la malade devint blanche, avec des yeux exorbités, le pouls inexistant. Bien entendu, il enfonça à nouveau de la gaze fraîche [frische Jodoformgaze] et les saignements cessèrent, ils avaient duré environ une demi-minute, mais suffisamment pour que la créature, que nous avons étendue à plat, fût devenue méconnaissable. Entre-temps, c’est à dire en fait après-coup, il se passa encore quelque chose. Au moment où le corps étranger sortit et que tout devint clair pour moi, la vue de la malade survint juste après, et je me sentis mal ; dés qu’elle se trouva rebouchée [ausgestopft], j’ai fui dans la pièce voisine, bu une bouteille d’eau, et me suis trouvé lamentable. La courageuse doctoresse [non identifiée] m’apporta un verre de cognac, et je redevins moi-même. (...) [Emma] n’a pas perdu connaissance pendant la scène du saignement ; lorsque je revins, un peu flageolant, dans la pièce, elle me reçut avec la remarque écrasante [überlegene Bemerkung] : « Voici le sexe fort. »
Je ne crois pas que le sang m’ait bouleversé ; les affects se pressaient en moi à ce moment. »
Suivent quelques considérations sur la responsabilité partagée des deux confrères. Tout ceci n’empêchera pas Freud de commencer sa lettre du 26 avril 1895 par : « Cher magicien ! » [Lieber Zauberer]. Les relations nouées par Fliess apparaissent sous le signe de son « inébranlable croyance en ses propres capacités thérapeutiques » selon Schur. Fliess réussit même le prodige de préserver la confiance d’Emma jusqu’à la fin de sa vie ! Freud parvint heureusement à se tirer d’affaire... Faut-il voir dans cette relation l’équivalence masculine de son attrait pour les « femmes narcissiques » ? Ou reprendre à sa suite l’hypothèse de prétendues « tendances homosexuelles latentes » ? Je ne crois pas en son explication. Il s’agit encore d’un prétexte pour éluder le mécanisme du désir. L’admiration que Freud porte à son ami, malgré ce qu’il sait de son incompétence, provient de son assurance extériorisée, de son aplomb. En généralisant ce mécanisme : L’assurance apparente d’une femme « narcissique » ou d’un homme dominant n’est qu’une stratégie visant à attirer le désir ou l’admiration des autres. Ces personnages s’effondrent d’eux-mêmes dés qu’ils se retrouvent seuls ou confrontés à la réalité d’une relation simple, dépouillée du regard d’un tiers.
La lettre à Fliess le 8 mars 1895 raconte bien l’évènement réel sur lequel se construit le rêve du 24 juillet. La position inconfortable de Freud est patente. Il se place entre des médecins chirurgiens mieux expérimentés que lui, et Fliess, qui l’oblige à assumer sur place la responsabilité d’interventions douteuses, qu’il a pratiquées à Berlin, soit tout à fait hors du contrôle de Freud ! Nous pourrions associer sans trop de risque d’erreur Gersuny au Dr M. du rêve, Rosanes à Léo... mais ce n’est pas à nous de le faire. Freud a choisi de taire cette affaire et ces noms pour une raison suffisamment claire. Son cas de conscience est profond, et peut-être faut-il voir là l’évènement qui l’orienta définitivement vers un traitement purement verbal des névroses, abandonnant à d’autres d’éventuels aspects organiques.
Freud nous révèle également une humiliation personnelle, elle est le fait d’une femme qui le coiffe ainsi de son mépris: « Voici le sexe fort. » Au contraire de Fliess, assez doué pour faire porter la responsabilité de ses actes sur un autre, Freud ne s’en tire pas à si bon compte. Mis en cause par Emma Eckstein, il lui répondra :
« Tous ces évènements, il est vrai, n’ont pas ébranlé l’opinion que j’ai de vous, mais m’ont à nouveau inspiré du respect pour la féminité primordiale contre laquelle je ne cesse de lutter. »
Nous trouvons là un écho et une sorte de revanche sur la remarque lancée par la malade. Cette déclaration de guerre réciproque entre les sexes apporte un éclairage particulier sur le désir contrarié de Freud. Cette situation de faiblesse permet également d’envisager une hypothèse sur la présence de Martha à la frontière ou ombilic du rêve : Sa grossesse lui occasionne déjà quelques souffrances, et Freud craint peut-être inconsciemment la violence de l’accouchement à venir, qui se confond dans le grand chambardement du rêve avec la vision d’horreur sur le nez-sexe d’Irma. A un certain niveau, dont nous devinons le caractère intime, accouchement, horreurs chirurgicales et acte sexuel se confondent dans le rêve.
8. La faute, le coupable et la victime
Robert Wilcocks semble apporter une charge accablante contre l'authenticité du rêve, que nous allons maintenant aborder. Mais auparavant, je voudrais répéter quelles sont mes intentions. Ma position n’est pas à chercher d’un coté ou de l’autre de la ligne de front d’une « Freud war » qui fait rage actuellement depuis les milieux spécialisés jusqu’au grand-public. Il ne s’agit ici ni d’attaquer la psychanalyse en soi, ni de défendre ses grands prêtres qui ont sciemment choisi d’occulter la vérité, en cachant les lettres compromettantes, en distordant le sens du texte freudien par des traductions douteuses, en bétonnant un dogme stérile, puis en le lissant pour le rendre accessible aux étudiants en psychologie. Mon intention affirmée est bien de sauver l’ambition scientifique de Freud, c’est à dire de prendre réellement au sérieux sa recherche, dans les termes qu’il a lui-même définis. En cela, je rejoins le propos de René Girard :
« Chez Freud il y a une pensée mobile et vivante qui n’a jamais cessé de chercher dans de multiples directions alors qu’aujourd’hui les thèmes psychanalytiques en sont arrivés au stade du ressassement caricatural et leur échec est éclatant. »
Dans le contexte actuel (c’est à dire depuis quarante ans), où la psychanalyse ressent durement le contrecoup de sa prétention dogmatique (contrecoup que certains défenseurs obtus nomment maladroitement « révisionnisme »), je voudrais lui tendre la seule perche encore susceptible de la sauver, c’est à dire de la restituer dans un projet scientifique initial, si toutefois la chose est encore possible. Cette perche, c’est la Théorie mimétique. Bien sur, ses défenseurs orthodoxes regretteront que la psychanalyse qu’ils ont connue dominante ne s’en sorte pas indemne, mais cet état moins glorieux est de leur fait, pas du notre.
Revenons à « l’affaire ». Une partie de l’interprétation de Freud sur son propre rêve serait un rajout postérieur, une association totalement indépendante du contenu latent du rêve : la diphtérie de sa fille aînée Mathilde et les souffrances infligées à l’une de ses patientes. Egalement nommée Mathilde, elle a succombé aux effets d’un traitement mortellement dangereux.
Le texte du rêve est sans doute celui qui fut noté au réveil, mais son interprétation, et donc les associations correspondantes, ont pu s’étaler entre 1895 et 1900, date de la première publication. Wilcocks remarque (à juste titre) que Freud prétend avoir écrit l’analyse de ce rêve le lendemain, ce qui est manifestement faux, puisque la diphtérie de Mathilde est un événement postérieur. Nous pouvons penser qu’il écrivit intégralement ce jour là le récit du rêve seulement, récit dans lequel Mathilde n’apparaît tout simplement pas.
Freud n’est pas un perfectionniste, car il ne dispose pas d’assez de temps pour relire et reprendre sans cesse ses textes. Il écrit le soir, après une longue journée de travail. Il est donc tout à fait plausible qu’il ait laissé sans explications une allusion à la diphtérie qui a touché sa fille aînée Mathilde deux ans après le rêve, en 1897, ce dont témoignent les lettres du 7 mars 1897, du 29 mars 1897, et du 6 avril 1897, toutes trois occultées par les publications antérieures à celle de Masson... Freud est donc moins malhonnête que ses épigones, car la lettre du 9 novembre 1899 est un trésor d’ambiguïtés. Après avoir envoyé le manuscrit à Fliess, et sans connaître la réponse de ce dernier, nous pouvons lire de Freud :
« Je pensais que quelque chose t’aurait trop fortement répugné dans mon livre sur le rêve. Mais je pense que la condition qui consiste à seulement communiquer les éléments favorables n’est pas à tenir de façon trop ferme entre amis. (...) Je sais taire un fait quand il se trouve un motif suffisant, mais au même moment, je ne détruis aucun élément de preuve. »
S’ensuit une affirmation étonnante, puisqu’elle s’applique directement à ce préambule : « Lorsque Mathilde eut sa seconde diphtérie ». La diphtérie, comme de nombreuses maladies infectieuses, ne s’attrape qu’une fois par vie, et même si l’on connaît des exceptions, il est impossible que cette maladie soit réapparue en si peu de temps chez le même enfant. S’agit-il d’une erreur de diagnostic ? Les lettres à Fliess commencent au moment de la naissance de Mathilde (16 octobre 1887) et évoquent largement les moindres ennuis de santé de la famille. Nulle part ne figure une maladie grave qui pourrait être confondue avec une première diphtérie. Dés lors, la thèse de la dissimulation parait probante, mais au contraire de Wilcocks, je ne vais pas m’en servir pour invalider toute valeur à ce rêve et à ce texte, car un rajout tardif apporte au contraire une information bien trop précieuse sur l’interprétation freudienne et sur sa méthode pour être négligée. Citons d’abord un extrait de la préface à la première édition :
« Pour communiquer mes propres rêves, il fallait me résigner à exposer aux yeux de tous beaucoup plus de ma vie privée qu'il ne me convenait et qu'on ne le demande à un auteur qui n'est point poète, mais homme de science. Cette nécessité pénible était inévitable; j'ai dû m'y soumettre pour ne pas renoncer à présenter les arguments en faveur des résultats de mes recherches psychologiques. Naturellement je n'ai pu résister à la tentation d'atténuer nombre d'indiscrétions par des omissions et des substituts, toujours pour le plus grand détriment de mes exemples. Je ne peux qu'exprimer l'espoir que les lecteurs de ce travail, se mettant à la place difficile qui est la mienne, useront d'indulgence à mon égard et, en outre, que tous ceux qui se trouvent concernés, d'une façon ou d'une autre, par les rêves que je communique, voudront bien ne pas refuser au moins à la vie du rêve sa liberté de pensée. » (Je souligne)
La vie du rêve s’arrête-elle au réveil ? Non. Les associations continuent, le récit du rêve est déjà distinct du rêve lui-même. Freud aurait pris la liberté, plus de deux ans après avoir rêvé, d’associer à son rêve un évènement marquant, survenu après-coup. Cette association acquiert ainsi une importance privilégiée. De plus, comme Freud l’indique sans ambiguïtés dans sa lettre, il a conservé des éléments de preuve pour nous mettre sur la voie de la vérité.
Certains croient prendre le médecin la main dans le sac. Singeant l’attitude d’accusateurs conventionnels, posons-nous plutôt la question en ces termes simples : Quel est le mobile du crime ? Mais avant-tout ; de quel crime s’agit-il ? En lisant attentivement le texte, on s'aperçoit que la phrase employée se conçoit très facilement comme un rajout ultérieur :
« La malade qui a succombé à l’intoxication portait le même prénom que ma fille aînée. Jusqu’à maintenant, je n’y avais jamais pensé ; maintenant, cela m’apparaît presque comme une vengeance de la destinée [Schicksalvergeltung]. Comme si la substitution des personnes devait se poursuivre sur un mode différent ; cette Mathilde pour cette Mathilde là ; oeil pour oeil, dent pour dent. C’est comme si je cherchais toutes les circonstances où je pourrais me faire le reproche d’un manque de conscience professionnelle. » (Je souligne)
Le fait que Freud, malgré son presque d’une prudence toute scientifique, ne soit pas étranger à certaines formes de pensée magique tout en étant parfaitement conscient de ce fait, est confirmé par une évocation secondaire du même évènement. Il s’agit de ses observations sur la Psychopathologie de la vie quotidienne :
« Pendant ces dernières années, depuis que je collectionne de telles observations, il m’est arrivé un certain nombre de fois d’avoir cassé ou brisé des objets d’une certaine valeur, mais l’enquête menée sur ces cas m’a persuadé qu’il ne s’agissait jamais d’un effet du hasard ou d’une maladresse personnelle dépourvue d’intentions. Ainsi, un matin, alors que je traversais une pièce en peignoir, pantoufles aux pieds, suivant une impulsion soudaine, une des pantoufles se trouva projetée de mon pied contre le mur, et ainsi, une jolie petite Vénus de marbre tomba de sa console. Alors qu’elle partait en morceaux, je citais sans sourciller les vers de Buch :
Ach! die Venus ist perdü –
Klickeradoms! – von Medici!
Cette agitation débridée [Diese tolle Treiben] et mon calme devant le dégât trouvent leur explication dans la situation d’alors. Nous avions une grande malade dans la famille, et je doutais en silence de son rétablissement. Ce matin là, j’avais pris connaissance d’une nette amélioration ; je sais que je me suis dit ; ainsi, elle reste quand même en vie. Ainsi, mon accès de rage destructrice servit d’exutoire à mon sentiment de reconnaissance à l’égard du destin, ce qui m’autorisa à réaliser un « sacrifice expiatoire », comme si j’avais remercié ainsi : si elle retrouve la santé, je sacrifie celle-ci ou celle-là en offrande ! »
Freud est un collectionneur d’anecdotes et de statuettes, et il nous présente ainsi plusieurs exemples dans lesquelles ses statuettes tiennent le rôle de victimes expiatoires. Mais expiatoires de quoi ? De ses fautes personnelles, puisqu’il s’agit bien ici de la petite Mathilde, et que le récit du rêve, sans doute écrit parallèlement, vient compléter de façon plus intime ce second récit, plus extériorisé. La faute est une erreur médicale pratiquée sur une autre Mathilde. Par ailleurs, cette Mathilde étrangère à la famille s’associe naturellement à Emma : ainsi, le travail du rêve, les associations, se seraient poursuivies pendant deux ans.
Ce que Freud nomme pudiquement le destin, c’est bien cette loi du Talion - « Aug’um Aug’, Zahn um Zahn. » - dont il cherche à résoudre les effets en sacrifiant des statuettes. En termes religieux, il s’agit précisément d’idolâtrie, et Freud le sait ; il est juif. Nous pourrions laisser cela de coté, car après tout, qui peut se prétendre totalement délivré d’archaïsmes inhérents à l’humanité elle-même, à laquelle nous appartenons tous ? Je ne veux pas reprendre à mon compte, sur un plan légèrement décalé, le procès ennuyeux et inutile de l’homme Freud. Je ne suis pas un inquisiteur. Demandons-nous simplement : Jusqu’où la pensée magique peut-elle avoir contaminé la jeune science en cours de création ? Je rappelle le projet annoncé de soutenir la théorie psychanalytique dans un sens scientifique seulement, en isolant les éléments de paganisme, de pensée magique.
L'anecdote au sujet de Mathilde vient peser de tout son poids dans le sens de la thèse de Freud au sujet de l’interprétation du rêve. Sa conscience professionnelle malmenée le pousse à chercher, par le rêve, un coupable extérieur, une victime expiatoire. Otto fait bien l’affaire, mais les autres rivaux, Dr M. ou Léo peuvent également servir. Le détail de la seringue donne, littéralement aussi, la solution espérée (Lösung : même double sens). L'injection de triméthylamine, le viol, la faute professionnelle que constitue un tel passage à l'acte, tout se mélange et désigne Otto, alors que la faute est bien celle de Freud (ou de Fliess, qu’il entend préserver). Otto est aussi innocent que la « jolie petite Vénus de marbre ».
9. Le désir n’est pas un souhait
Ainsi, nous pouvons maintenant affirmer et préciser le sens tant controversé du terme Wunsch, mot-pivot sur lequel repose la thèse de Freud sur le rêve. Les traductions classiques donnent désir en français, alors qu’il faut traduire ce terme par souhait, ce qui a été enfin récemment reconnu et réalisé (PUF, 2003). Pour autant, le désir n’est pas étranger à ce rêve essentiel, loin s’en faut. Le présent article tend précisément à en signaler non seulement la présence, mais l’intelligence. Il est important cependant de remarquer que Freud évite aussi complètement que possible tout ce qui a rapport au désir, et le rajout de l’épisode de la maladie de Mathilde vient ici à point pour consolider sa manœuvre : voilà le véritable « mobile du crime », s’il en est.
Ainsi, si les déplorables traductions françaises travestissent à ce point le sens des mots, c’est d’une certaine façon par fidélité envers l’auteur... Freud voudrait en effet nous faire croire que notre véritable souhait, virtuellement réalisé par le rêve, serait de trouver un coupable extérieur à nos fautes personnelles, et que cette victime expiatoire doit être quelconque, sinon innocente et « jolie », éventuellement inanimée. Freud met en avant ce processus sacrificiel par rapport au désir, phénomène qu’il ne comprend pas, ou qu’il évite.
Cela mérite bien un aparté. Etonnons-nous un instant du fait que la psychanalyse incarne généralement aux yeux de nos contemporains une idéologie de la déculpabilisation qui s’opposerait au « judéo-christianisme », culpabilisant notre désir naturel et spontané. Marie Balmary a su dégager l’importance de la faute dans la problématique personnelle de Freud, quelle en fut la profondeur et l’influence sur la théorie, aussi nous ne reviendrons pas en détails sur cet aspect essentiel.
Revenons au rêve, nous avons là en germe, dés 1895, toute la thèse anthropologique sur le religieux que Freud développera pleinement dans Totem et tabou en 1913, mais réduite à une dimension intime, au point de favoriser une confusion entre le meurtre collectif et le désir mimétique. Le collectif, c’est bien l’élément moteur de la scène, qui commence par ces mots : « Un grand hall - beaucoup d'invités, nous recevons. » Ces mondanités conditionnent non seulement le manège des docteurs autour d’Irma, mais aussi la pression sociale qui les conduit à se passer de main en main, comme une patate chaude, la responsabilité de ce qui constitue, en fin de compte, une faute professionnelle. C’est le collectif qui définit la faute, puis qui cherche un coupable. Mais alors, si le rêve est bien l’accomplissement d’un souhait conditionné par le collectif, comment se fait-il que ce soit le rêveur qui l’exprime, dans cette solitude extrême, radicale, qui est celle du sommeil ?
Qui sommes-nous inconsciemment ? Une simple collection plus ou moins cohérente de souhaits et de désirs qui ne nous appartiennent pas ? Oui, si nous envisageons l’inconscient comme faisant partie de nous-mêmes. Seulement, il n’en est rien. Le rêve n’est que la toile sur laquelle viennent se projeter des tensions, c’est à dire la résultante d’interactions continuelles avec nos pairs. La mémoire se sert d’images afin de les habiller. Ces images permettent de figurer, toujours de façon provisoire et approximative, ce réel irreprésentable, car dépourvu de substance propre. Il est constitué de relations interactives.
L’idolâtrie freudienne a malheureusement fait long feu au détriment d’une vérité qu’il n’a pas su appréhender, et qui a trait au désir, et donc au mimétisme. Ce rêve est inépuisable, mais il montre déjà quel est le type de solution préconisé par la cure : la recherche d’un coupable à expulser, à détruire, puisque tel serait notre souhait le plus élémentaire, la réaction la plus naturelle au cœur de l’Homme. La guerre fournira à Freud l’occasion d’aller au bout de sa pensée :
« C’est justement l’insistance de la loi : tu ne tueras point, qui nous confirme le fait que nous sommes originaires d’une lignée infinie de meurtriers, qui ont, comme peut-être nous-mêmes encore, le plaisir de tuer dans le sang. »
Précisons, afin de ne pas donner l’impression de se contenter d’une vision caricaturale de la pensée freudienne, si nuancée en réalité. Freud nous dit : Puisque l’Homme est fondamentalement coupable du meurtre du père, soit chef de la horde primitive, soit Laïos, soit Moïse, soit n’importe quel père à travers le « complexe d’Oedipe » (que chacun serait appelé à traverser), il ne reste à l’Homme (c’est à dire aux fils) aucun autre salut que de sacrifier sans remord un autre, qui portera la faute. Tel est notre destin, tracé depuis l’origine jusqu’à la fin des temps. Il n’y a pas de rédemption selon la psychanalyse, parce que cette réalité s’inscrirait dans chacun de nos rêves, c’est à dire qu’elle relèverait d’un processus naturel, d’un besoin élémentaire. Lorsque nous ne parvenons pas à sacrifier un innocent dans la vie réelle, nous utilisons des substituts (statues) ou des figures virtuelles (personnages rêvés).
La méthode psychanalytique reprend ainsi un modèle immuable, longuement éprouvé. Appliqué à la méthode thérapeutique de Freud, ce modèle bien connu, réactualisé par la cure, exige de déceler un prétendu responsable, situé quelque part dans la petite enfance et, si possible, disparu entre-temps. Car les vrais coupables sont gênants, ils pourraient se venger..., Le « coupable » est ensuite verbalement expulsé : catharsis. Les plus optimistes verront là un progrès par rapport aux rites meurtriers ; nous attendions mieux... Lucien Scubla, analysant avant moi le rêve de Freud et sa surinterprétation lacanienne, en venait aux mêmes conclusions (ce qui est remarquable, car il ne disposait pas en 1983 des mêmes informations; beaucoup de progrés a été fait depuis, particulièrement la mise à jour de lettres considérées comme compromettantes par les psychanalystes orthodoxes) :
« A mettre trop l’accent, à la suite de Lacan, sur le symbolique et les réseaux du signifiant, on s’expose à méconnaître le rôle de l’expulsion de la victime émissaire qu’on avait pourtant repéré, et à répéter l’illusion religieuse des hommes qui assistent au retour de la paix en se méprenant sur les causes de leur réconciliation. Ainsi Freud, par la bouche de Lacan, en vient-il à diviniser l’inconscient, à se présenter à nous comme son prophète, comme son porte-parole, révélant ainsi, mais à son insu, la puissance du mécanisme victimaire. »
Une vision pessimiste sur la « philosophie idolâtre » de Freud ne prétend pas régler son compte à la psychanalyse, mais en révéler le défaut principal, qui agit et agira toujours plus comme un poison, une maladie génétique. Nous croyons en la guérison par la vérité dévoilée. C’est là aborder l’autre versant de la psychanalyse. Nous croyons que cette méthode simple entre toutes est susceptible de guérir la psychanalyse elle-même, qui la contient aussi. Déclarer une si haute ambition, c’est simplement faire honneur à Freud, qui s’y est engagé dans la solitude. Nous le rejoignons à travers un siècle qu’il a contribué à modeler.
Le nom de baptême juif de Freud doit être remis à l’honneur : Salomon (yiddish : Schlomo) fut bien ce premier juge qui permit de dénouer une situation sans réaliser de sacrifice humain : une merveille ! J’avoue le préférer à son nom « d’intégration » : Sigismund (Sigmund), empereur romain-germanique. L’ambitieux Sigismund appela à une croisade, qui conduisit à d’interminables guerres intestines... ce qui évoque directement l’histoire de la psychanalyse :
« La chose terrible est que l’analyse en elle-même est actuellement une plaie, je veux dire qu’elle est elle-même un symptôme social, la dernière forme de démence sociale qui ait été conçue. »
Voici ce que Lacan déclarait en 1974, déjà... Au lieu de fermer les yeux sur ce qui gêne - ce qui serait bien peu psychanalytique - au lieu de me réjouir au contraire devant chaque critique interne au mouvement psychanalytique, j’ai cherché à montrer comment le rêve fondateur de 1895 contient aussi l’essentiel du mystère que la psychanalyse chercha toujours à approcher : Qu’est-ce que le désir ? Comment se manifeste-il ? Pourquoi résistons-nous à cette force ? Quelle importance accorder à sa dimension sociale ?
10. Conclusion
Je voulais relever un défi, lancé par Lacan : « la clé du rêve doit être la même chose que la clé de la névrose et la clé de la cure. » Au terme de cette exploration du rêve des rêves, je crois avoir réussi. Il serait présomptueux de vouloir envisager la psychanalyse dans la diversité de ses applications et de ses tentatives théoriques sous l’angle de cette seule approche, bien sur. Néanmoins, il est possible de relever la propagation générale de cette confusion initiale entre désir et souhait, cure et expulsion rituelle. A mon avis, cette confusion originelle explique largement la sortie de la psychanalyse hors du champ scientifique, pour rejoindre celui du religieux profane. Cet oxymore doit-il désormais caractériser la psychanalyse ? Permet-il seulement d’approcher la nature de la crise traversée par nos sociétés ?
La psychanalyse reconstitue parfois une certaine forme du religieux, dirigée contre une tradition juive et chrétienne opposée à toute forme d’idolâtrie. Une influence philosophique majeure, celle de « la philosophie » par excellence explique en partie la position de Freud, dernier représentant des Lumières. Elle le conduisit à postuler une continuité entre l’Egypte des pharaons et Israël, dont témoignent ses écrits sur Moïse. Il s’agit aussi d’un parti pris qui engage la cure. Les psychanalystes ne s’y sont pas trompés, qui ont toujours cherché à isoler les écrits anthropologiques de Freud de sa pratique. Afin d’éviter une confrontation gênante ? Mais le fond sacrificiel réapparaît toujours, comme le sang d’Abel marque la terre et le front de son frère à jamais, à travers les strates ou les générations.
Si le point de vue biblique semble préférable à celui des mythes : Nous devons alors l’adopter jusqu’au bout. La marque sur le front de Caïn est là pour le protéger et non pour le condamner. Sa descendance compose Israël, c’est à dire, nous tous. De même, nous ne cherchons pas à condamner la psychanalyse, mais ceux qui se sont détournés d’une recherche authentique, profondément libre, sincère, aventurière parfois.
Dans cette perspective, présenter le rêve de l’injection faite à Irma de cette façon radicale, en accord avec la Théorie mimétique, cela revient à confirmer l’intuition fondamentale de Freud par une théorisation mieux adaptée à ses ambitions. Il est certain qu’elle remet en question la métapsychologie, mais aussi une dimension persistante de la méthode psychanalytique, celle qui reste cathartique dans les faits. L’insatisfaction de Freud au sujet de la métapsychologie et de sa méthode thérapeutique est bien connue, il n’a cessé de chercher à éliminer toute trace de catharsis, de suggestion ; en vain. Quant à la métapsychologie, elle fut cet échafaudage branlant de tous cotés qui lui permit, bon an mal an, de poursuivre sa recherche. Aussi, si la réticence des psychanalystes actuels à l’égard de la Théorie mimétique est inexcusable, c’est parce qu’ils prennent l’échafaudage pour le monument. Avec René Girard, nous ôtons enfin le ber pour découvrir le navire psychanalyse tel que Freud le rêva, dans le meilleur sens du verbe rêver.
Benoît Hamot, 2006-2007. Avec le concours amical de Simon de Keukelaere, qui m’a suggéré de relever ce défi et soutenu par des conseils avisés.