Les rêves et leurs mystères
Rencontre avec Christophe Bormans, Psychanalyste.
A priori, tout le monde rêve en dormant. Mais si certains ne s’en souviennent pas, beaucoup en revanche s’intéressent de très près à leurs songes. Ils sont même les outils indispensables à un travail sur soi. Pour comprendre le rôle des rêves et leurs conséquences sur notre vie, nous avons posé quelques questions au psychanalyste Christophe Bormans.
On dit qu'on passe au moins 1h30 à rêver chaque nuit. Est-il possible que certaines personnes ne rêvent jamais ?Trop de gens confondent rêve et sommeil et, dans la même veine : conscient et inconscient, et par là même psychiatrie et psychanalyse. S'intéresser à la durée du rêve n'est pas s'intéresser au rêve en lui-même, mais seulement au sommeil et à ses phases, c'est le travail du médecin. S'intéresser au rêve, c'est le travail du psychanalyste, qui ne s'intéresse qu'au rêve en tant que formation de l'inconscient, la “voie royale” — selon l'expression freudienne consacrée — d'accès à l'inconscient. À cet égard, le temps, le temps de l'inconscient n'est pas une simple durée, un temps chronologique, mais un temps logique : c'est le temps du mythe, ou encore celui que Mircea Eliade qualifie de “Grand Temps”.
Ce qui distingue le psychanalyste du médecin-psychiatre ou du physiologiste, c'est qu'il s'intéresse à un temps qui dépasse de beaucoup le temps chronologique de l'être humain. L'homme connaît en effet d'autres temps, comme par exemple le temps du rêve, mais aussi celui de la mélancolie, de béatitude, d'évasion, etc. Il lui suffit d'écouter une bonne musique, d'ouvrir un roman ou d'assister à un spectacle dramatique pour retrouver un autre rythme temporel qui, en tout cas, n'est pas celui du temps historique, chronologique et conscient des médecins et psychiatres. Le temps de l'inconscient est le temps du langage, de l'amour, du coup de foudre, du tomber amoureux, c'est le temps des poètes : là, le temps chronologique des médecins “suspend son vol", selon l'heureuse expression du poète Lamartine.
De ce point de vue, vous pouvez dormir 5 minutes et embrasser toute votre vie dans ce seul rêve de 5 minutes. Le temps de l'inconscient est le temps de la fulgurance, de la révélation, bref c'est le temps du désir inconscient propre à chacun.
Le fait de rêver est-il un vrai besoin ou une simple faculté ?
Encore une fois, le besoin est du côté de la physiologie, de la médecine, tandis que du côté de la psychanalyse, on se situe dans le temps du désir, et ces deux dimensions, besoin et désir inconscient, ne coïncident pas nécessairement, et même parfois, ça coince ! Par exemple, pour le médecin : on a besoin de manger pour vivre; mais pour l'anorexique, le désir est de ne rien manger ! De la même manière, pour le psychanalyste, le fait de rêver n'est pas tant un besoin physiologique qu'un désir : un désir de dormir afin d'accéder à l'inconscient et à ses signifiants.
Est-il utile de noter ses rêves et doit-on vraiment s'y intéresser ?
Durant le sommeil, la conscience est par définition endormie et c'est dès lors l'inconscient qui prend le dessus : le désir inconscient s'exprime alors plus clairement, voilà pourquoi le rêve est la “voie royale” d'accès à l'inconscient. Maintenant, si votre question est : doit-on s'intéresser à l'inconscient, je vous répondrai que l'inconscient — et le rêve en particulier —, c'est un peu comme le Lagardère du fameux Bossu : “Si tu ne viens pas à l'inconscient, l'inconscient viendra à toi !”
Et c'est ce qui se passe dans les pires cauchemars : vous ne vous intéressez pas aux rêves, mais paradoxalement, c'est le rêve qui vous réveille ! C'est donc lui qui vient à vous, à votre conscience, et c'est généralement, comme dans le roman de Paul Féval, pour vous rappeler un crime — fut-il mythique — dont vous ne vous souvenez pas forcément, mais dont vous récoltez pourtant les fruits, la jouissance.
Si vous souhaitez vous intéresser à l'inconscient, il est incontournable de s'intéresser aux rêves. Quant à l'intérêt de les noter, je renvoie le lecteur féru de psychanalyse à un court article d'un des plus fidèles disciples de Freud, Karl Abraham : “Devons-nous permettre aux patients d'inscrire leurs rêves ?”.
Ce qui signifie que pour éviter les mauvais rêves, il faut savoir les écouter ?
Plus généralement, l'inconscient c'est la vie, la pulsion de vie, qui certes, parfois, s'exprime violemment, mais qui s'exprime pour la vie. Entendre ce souffle vital, c'est d'abord l'analyser, c'est-à-dire séparer son essence vital de la violence dérangeante avec laquelle elle émerge — comme par exemple dans un cauchemar ou dans une idée dérangeante : un peu comme le cri qui enveloppe le premier souffle vital du nouveau-né. Analyser, c'est séparer ; c'est retrouver le souffle vital qu'il y a dans n'importe quel cri, qu'il soit de joie, de souffrance ou même de douleur.
Certains rêves sont connus comme étant hautement symboliques, comme ceux liés aux dents, aux trains ou encore aux escaliers. Superstitions ou réalités ?
Ni l'un ni l'autre. Si Freud a en effet cru pouvoir repérer un certain nombre de “rêves typiques” et d'invariants symboliques, et ce dès son premier grand ouvrage sur "L'Interprétation du rêve", si Freud insiste donc sur “l'impossibilité qu'il y a à parvenir à l'interprétation du rêve si l'on se ferme à la symbolique du rêve”, il met néanmoins expressément en garde contre : “la surestimation de la signification des symboles pour l'interprétation du rêve, la limitation éventuelle du travail de la traduction du rêve à un traduction du symbole, et l'abandon de la technique consistant à exploiter les idées incidentes du rêveur”.
Ce qui veut dire concrètement que pour trouver la signification décisive d'un rêve, c'est la constellation du matériel associatif du rêveur qui prime sur l'activité de “traduction de symbole” auquel l'apprenti-psychanalyste pourrait se livrer ; et Freud de préciser que cette activité de traduction, justement, le psychanalyste ne doit y recourir que comme “moyen auxiliaire”.
Dois-je m'inquiéter si je fais des rêves que la morale réprouve ?
Non, bien au contraire : c'est plutôt un signe de bonne santé que le matériel refoulé dans l'inconscient trouve au moins à s'exprimer de temps en temps, ne serait-ce que dans les rêves, ou bien dans les lapsus, actes manqués, etc. Si l'inconscient est comme une force motrice, une sorte de vapeur, il est nécessaire d'ouvrir de temps en temps la soupape afin que le couvercle de la conscience n'explose pas purement et simplement, subitement.