RAPPORTS DU SOMMEIL ET DES RÊVES AVEC LA THÉORIE DE LA MÉMOIRE
Délimitation du problème
Des nombreuses questions qui se rattachent au rêve et subsidiairement à la folie, j’en ai résolu deux. Ce ne sont sans doute pas les plus difficiles, mais elles sont fondamentales, et c’est par celles-là qu’il fallait commencer. Ne l’oublions pas, en effet : celui qui rêve se croit éveillé, le fou se juge raisonnable.
Il y avait donc premièrement à rechercher la cause qui rend le dormeur et l’insensé dupes de leurs vaines imaginations. L’illusion repose sur l’habitude où l’on est de supposer qu’un objet extérieur correspond à toute image interne qui présente certains caractères d’ordre, de permanence et d’éclat.
Il restait en second lieu à déterminer le criterium de l’état de veille et de l’état de raison. Ce criterium - unique, universel et infaillible - j’ai cru le trouver dans le doute spéculatif. Ce genre de doute assure les fondements du savoir : c’est ainsi que l’ombre fait resplendir la lumière. Avec lui, l’intelligence humaine marche d’un pas prudent, tranquille et ferme, vers la science. Sans lui, elle tombe de l’excès d’orgueil dans le scepticisme ou le mysticisme, qui se disputent le droit d’abriter son désespoir.
Ces difficultés logiques écartées, ce serait le moment de nous enquérir du contenu des rêves - nouveau problème, extrêmement vaste et actuellement impossible à aborder par toutes ses faces. Si le lecteur se rappelle les dix chefs sous lesquels M. Maudsley classe les causes qui déterminent les caractères du rêve 1, il remarquera que les cinq derniers sont purement physiologiques, et que le premier seul, « l’expérience antérieure, soit personnelle, soit ancestrale », embrasse les éléments psychologiques. Or si, en thèse générale, on peut dire de la physiologie qu’elle est encore dans l’enfance, cette assertion est surtout vraie quand il s’agit de la physiologie du sommeil. Il n’est pas difficile d’en deviner la raison, mais je ne veux pas m’écarter de ma route.
D’ailleurs, en dehors même de cette considération, comme je n’ai malheureusement que des notions bien insuffisantes de physiologie, je ne pourrais, si je me plaçais au point de vue de cette science, traiter la question avec autorité et originalité. Je l’envisagerai donc sous le côté psychologique, me bornant pour le reste à des réflexions générales.
Même dans ces limites, elle est tellement étendue et multiple, qu’il est nécessaire de la restreindre encore. On ne peut, en effet, entreprendre d’étudier à fond le rôle de « l’expérience ancestrale ». Sur ce point, comme sur bien d’autres, on est réduit à énoncer des principes. C’est ce que je me contenterai de faire.
Reste « l’expérience personnelle ». Ici, nouvelle exigence. Cette expression est très élastique et comprend beaucoup de choses. Il est donc indispensable, avant de poser les questions, de préciser et de circonscrire l’objet de l’investigation. À cette fin, j’ai pensé que le mieux était de les rattacher à un rêve singulier que j’ai fait, il y a plus de vingt ans, et dont le hasard m’a révélé dix-huit ans plus tard quelques-uns des éléments les plus remarquables.
Pour l’intelligence d’une partie de ce rêve, je suis obligé, comme M. Maury, de mettre le public dans la confidence de mes goûts, de mes habitudes et de mes manies.
J’ai toujours beaucoup aimé les bêtes, même les plus humbles et les plus repoussantes. Ce goût date de mon enfance. Pendant longtemps, et jusque bien au-delà de l’époque de mon rêve, j’ai eu une petite ménagerie composée de lézards, d’orvets, de couleuvres, de grenouilles, de crapauds, même de mollusques, qui étaient tous familiarisés, me connaissaient parfaitement, ne s’effrayaient nullement à mon approche et se laissaient manier sans défiance.
Je compte publier un jour quelques-unes des observations que j’ai rassemblées à cette époque. On sera étonné d’apprendre que certains êtres, les limnées, par exemple, qui passent pour incapables de raisonnement, ne méritent pas cette réputation. J’ai possédé notamment deux grenouilles qui ont joui d’une certaine célébrité dans le cercle de mes amis. Je les transportais souvent chez eux, et là elles donnaient des représentations où elles faisaient briller leur affection pour moi et leur intelligence.
J’avais le plus grand soin de tout ce petit monde, et je me faisais un véritable devoir de répandre sur la vie de ces pauvres animaux le plus d’agréments possible, puisque je leur avais ravi la liberté. Quand il leur arrivait un accident, j’en étais profondément ému ; et aujourd’hui même le souvenir d’un beau gros lézard gris, qui, à l’heure de dîner, venait de lui-même se fourrer dans ma manche, et que mon père écrasa un jour par mégarde, éveille en moi un sentiment pénible. J’avais aussi des oiseaux, serins, tarins, bouvreuils, chardonnerets, qui volaient en toute liberté dans la maison. Une nuit, un maudit chat en fit une hécatombe. Le chagrin que je ressentis fut si vif, que, depuis lors, j’ai renoncé à ce genre de récréation.
Le lecteur jugera sans doute une partie de ces détails inutile ; et, tout bien compté, il aura raison. Mais pouvais-je manquer une si belle occasion de consacrer quelques mots de regrets à ces infimes amis qui jamais ne m’ont trompé ?
J’arrive à mon rêve. C’est le premier que je me suis avisé de noter, avec l’intention d’en faire part à une revue scientifique dont on annonçait l’apparition. Je ne sais par quel motif je n’ai pas donné suite à mon projet. Ce qui m’avait alors particulièrement frappé, c’est, d’une part, le fait que j’avais rêvé d’odeur ; et, d’autre part, le rapprochement que j’avais établi, tout en rêvant, entre un incident de mon rêve et la lecture de la veille. Aujourd’hui j’approfondirai des détails qui n’auraient pu, dans ce temps-là, être l’objet de mes réflexions. Je reproduis presque textuellement - on verra pourquoi le récit tel que je l’avais rédigé le lendemain :
« C’était à la fin du mois de septembre de l’année 1862. Le soir, avant de me mettre au lit, j’avais lu dans Brillat-Savarin son chapitre sur les rêves. D’après le spirituel conseiller, deux de nos sens, le goût et l’odorat, nous impressionnent très rarement pendant le sommeil, et, si l’on rêve par exemple d’un parterre ou d’un repas, on voit les fleurs sans en sentir le parfum, les mets sans les savourer. Je ne méditai pas autrement sur la chose, je me mis au lit et ne tardai pas à m’endormir.
Je ne saurais dire si c’était vers deux ou trois heures du matin, mais je me vis tout à coup au milieu de ma cour pleine de neige, et deux malheureux lézards, les habitués de la maison, comme je les qualifiais dans mon rêve, à moitié ensevelis sous un blanc manteau, gisaient engourdis à quelque distance de leur trou obstrué. Pourquoi ces petits animaux avaient-ils abandonné leur demeure ? À cette question que je m’adressai, je trouvai bientôt une réponse plausible. Un beau soleil devait avoir lui dans la matinée ; les intéressants reptiles avaient mis le nez à la fenêtre, et, attirés par la clarté du jour et la chaleur, s’étaient aventurés au dehors. Le ciel s’était ensuite obscurci tout à coup, un orage (sic) de neige avait éclaté et coupé la retraite aux deux imprudents. Je les réchauffai entre mes mains, et, dégageant leur cachette, je les replaçai à l’entrée, ayant soin auparavant de semer vers l’intérieur quelques fragments d’un ASPLENIUM RUTA MURALIS, qui croissait sur la muraille. »
Ici, j’interromps un instant de narration. Tout le monde a pu remarquer, sur le vieux murs ou les rochers, une charmante petite fougère à feuilles très finement découpées comme celles de la rue : c’est l’asplenium ruta muraria ou rue des murailles. Je ne suis pas botaniste et n’ai retenu que peu de noms de plantes. Je ne connaissais pas celui-là. Or, à mon réveil, je l’avais noté, avec un léger changement, comme on vient de le voir, et je crus tout d’abord que mon imagination l’avait forgé. M’étant informé, j’appris à mon grand étonnement que le nom est réel et que la plante en question croît en effet sur les murs. L’asplenium de mon rêve ne ressemblait pas tout à fait à la plante ainsi nommée. C’était bien une fougère, mais les feuilles en étaient d’un rouge cerise très prononcé, et elles se pulvérisaient dans la main comme des feuilles de laurier desséchées. Je reprends maintenant mon récit.
« Les lézards de mon rêve raffolaient de cette plante, je le savais, et j’eus la satisfaction de voir mes deux jolis protégés se glisser lentement dans leur habitation. Je fus distrait de mes soins par une espièglerie de mon ami V... V... Il me lança de la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur ma cour, un caillou qui faillit m’atteindre. Je grimpai lestement le long de la muraille jusque chez lui, l’enfermai dans une armoire, et redescendis aussi légèrement que j’étais monté. Quel ne fut pas alors mon étonnement de trouver mes deux commensaux tout ragaillardis et contemplant avec une mine de repus et des regards de béate bienveillance deux autres lézards qui se disputaient à belles dents les débris d’asplenium qu’ils avaient délaissés ! Jamais je n’avais connu dans ce trou d’autres lézards que ceux à qui je venais probablement de sauver la vie. Justement intrigué d’une rencontre aussi extraordinaire, je voulus m’enquérir d’où pouvaient s’être échappés les nouveaux venus, et je suivis les traces légères marquées sur la neige. Combien mon étonnement redoubla à la vue d’un cinquième lézard en route pour se joindre aux autres ! - Plus loin un sixième prenait la même direction. Et, jetant les yeux tout autour de moi sur la campagne - nous sommes maintenant dans la campagne - je vis qu’elle était couverte de lézards qui tous étaient attirés vers ce même centre d’attraction. Du bout de l’horizon partait une longue procession de ces reptiles, ayant l’air d’accomplir un pèlerinage ; et c’était un spectacle charmant de voir les mouvements ondulatoires de leurs queues... Quel était le motif de cette émigration ? Je revins près de l’asplenium, qui cette fois n’était plus dans ma cour, mais croissait en touffes serrées dans une clairière au centre de la forêt, et je m’aperçus qu’il répandait une odeur suave qui ne se révélait d’ailleurs à mes sens que si je froissais la plante entre les doigts. Je fis alors cette réflexion que, quoi qu’en dise Brillat-Savarin, on pouvait rêver d’odeurs... »
Voilà mon rêve. Il est facile d’en reconstruire une partie avec des réalités connues. On trouvera naturel, étant données mes récréations favorites, que des lézards y apparaissent, et que je compatisse à leurs infortunes. La cour est bien celle de ma maison que j’habitais alors ; mais il va de soi que ce n’est pas là que mes lézards étaient logés. Je m’enquiers de la cause qui met en mouvement les autres lézards. Ceci est encore conforme à mes habitudes. De tout temps je me suis intéressé aux allées et venues des animaux ; j’aime à deviner les motifs de leur conduite et à observer leurs mouvements, pour voir si mes conjectures sont exactes. Je m’étonne à plusieurs reprises ; cela m’arrive assez fréquemment. Je suis de ceux qui, à l’état de veille, s’étonnent volontiers de tout. Enfin, je me rappelle la lecture de Brillat-Savarin faite le soir, et j’ai comme la conscience que je rêve. Cette façon de rêver qu’on rêve paraît, à première vue, assez extraordinaire ; c’est là cependant ce qui m’est arrivé jadis plusieurs fois et ce qui, aujourd’hui, m’arrive de plus en plus communément, depuis que je m’occupe du sommeil et que je tiens note de mes rêves. J’ai déjà rappelé un cas semblable 2. Plusieurs personnes que j’ai interrogées m’ont assuré avoir bien des fois éprouvé la même chose. Ces faits et gestes, ces sentiments, ces réflexions appartiennent, comme je l’ai dit plus haut 3 non au moi qui rêve, mais au moi de tous les jours. Je donnerai plus loin l’explication de ce phénomène.
Il y a un détail de mon rêve qui n’a laissé aucune trace dans mon souvenir. C’est celui qui a rapport à mon ami V... V... Quel nom cachent ces initiales ? J’ai beau passer la revue de mes amis de cette époque, je ne parviens pas à le retrouver.
Tout cela ne soulève aucune difficulté. Mais l’asplenium ruta muralis ou muraria est resté longtemps pour moi un problème insoluble. Voilà un nom de plante, assez barbare, que je ne pouvais certes avoir inventé - car la coïncidence eût été, on peut le dire, miraculeuse - nom qui surgit dans mon âme pendant le sommeil et dont, à son réveil, elle constate avoir perdu absolument la trace. Notons en passant la substitution du mot muralis, qui est latin, au barbarisme muraria, consacré par la science. Ceci est le fait du philologue.
Il y a seulement deux ans que j’ai eu le mot de cet énigme. Au mois d’août de l’année 1860, deux jeunes mariés de mes amis rapportaient de la Suisse un de ces petits herbiers-albums que l’on vend dans ce pays. La jeune femme le destinait à l’un de ses frères, alors étudiant. Je m’offris à rendre ce cadeau plus instructif, et sous la dictée d’un botaniste de ma connaissance, j’inscrivis à côté du nom de chaque plante, celui de la famille et de la classe à laquelle elle appartient. Ce fut là tout. Cette occupation, cela se conçoit, avait été entremêlée de questions et de réponses sur les plantes et l’exposition qu’elles affectionnent. Seize ans plus tard, me trouvant à Bruxelles chez le frère dont il vient d’être question, mes regards tombent par hasard sur l’album ; je le reconnais, je l’ouvre, je revois mon écriture ; elle évoque dans mes souvenirs la circonstance que j’avais perdue de vue et l’asplenium de mon rêve ; je cherche, et je retrouve en effet la fougère de ce nom dans l’herbier. Ainsi, ce mot étranger, sur lequel mon attention s’était un instant arrêtée, et dont le souvenir, du moins on pouvait le croire, avait dû au bout de peu de temps s’éteindre tout à fait, avait marqué dans mon cerveau une empreinte, si légère fût-elle, suffisante pour lui permettre de reparaître un jour à la surface de ma conscience.
Par là, on s’explique encore pourquoi, dans mon rêve, la plante se pulvérise si facilement sous mes doigts, et pourquoi aussi elle m’apparaît revêtue d’une couleur si sombre. Quant à la manière dont je caractérise cette couleur, il est bon que le lecteur sache que je suis daltonien.
Mais ce n’est pas tout. En novembre 1877, feuilletant un des volumes du Tour du Monde, qu’un de mes parents, à qui je l’avais prêté, me rapportait, ma vue est tout à coup attirée par une gravure qui est la représentation exacte de la seconde partie de mon rêve. On y voit une forêt et une foule de lézards qui ont l’air de se précipiter tous dans une direction déterminée. Quelle était la date du volume ? Année 1861, deuxième semestre (page 35) ! Cette seconde édition d’un acte de mémoire si singulier, m’a définitivement déterminé à raconter ce rêve, puis de fil en aiguille à m’occuper du sommeil.
Abonné au Tour du Monde depuis sa fondation, c’est donc vers le mois de juillet de cette année 1861, c’est-à-dire plus d’un an avant mon rêve, que j’aurai lu le Voyage au Brésil, de M. Biard, dont cette gravure fait partie. Je l’ai reparcouru à cette occasion, et tous les incidents amusants de son séjour dans cette contrée, se sont représentés à mon esprit. Mais, chose encore à noter, je crois sentir, entre sa narration de l’émigration des lézards et la mienne, une certaine ressemblance d’allure. « ... Tout en travaillant, je voyais des insectes, des lézards passer près de moi et se diriger tous du même côté... Tout ce mouvement ne me semblait pouvoir annoncer qu’un formidable orage (on se rappelle que dans mon texte je me sers de l’expression orage de neige)... et tout à coup je fus envahi des pieds à la tête par une légion de fourmis... Sur une largeur de dix mètres à peu près, et tellement serrées qu’on ne voyait pas un pouce de terrain, des myriades de fourmis voyageuses marchaient, sans s’arrêter devant aucun des obstacles..., sans se détourner d’une ligne... Sur un espace qu’on n’aurait pas pu parcourir en moins d’une heure, je ne voyais pas la moindre place où il fût sans péril de marcher 4. »
C’est bien là ce que j’ai vu, à part cette différence qu’aux fourmis de ce récit se sont substitués les lézards de la gravure. Ajoutons cependant encore - car, en pareille matière, les plus petits détails peuvent un jour acquérir de l’importance - que, dans l’illustration, les lézards, se dirigent de gauche à droite, tandis que mon imagination me les a reproduits cheminant de droite à gauche.
Cette double découverte est certes une bonne fortune, et par elle-même, sans autre explication, elle éclaircit déjà ces sortes de rêves qui vous mettent en face d’un paysage que vous n’avez jamais vu, ou vous transportent dans une ville que vous n’avez jamais visitée, tableaux que d’abord vous jugez être tout de fantaisie et qu’un jour, à votre grande surprise, vous reconnaissez être la copie de la réalité 5.
Je ne puis entrer ici dans toutes les considérations générales que ce rêve est de nature à suggérer. J’insisterai seulement sur certains traits « d’expérience personnelle » qui y sont impliqués. Et comme le fait de la reproduction de la gravure est au fond le même que celui de l’asplenium, c’est autour de ce dernier que je grouperai les questions auxquelles je chercherai à répondre.
Tout d’abord, on remarquera qu’une impression qui, vu sa nature, a dû être très faible - ce que montre d’ailleurs toute cette histoire - s’est ravivée dans le sommeil avec la plus grande netteté. Par voie de généralisation, on est autorisé à inférer de là que toute impression, même la plus insignifiante, laisse une place inaltérable, indéfiniment susceptible de reparaître au jour. L’histoire et la science d’ailleurs sont pleines de faits qui, au besoin, justifieraient cette assertion. Aux jours de persécution, combien de fois n’a-ton pas observé d’étranges ressouvenirs provoqués par l’exaltation religieuse ? Que ne raconte-t-on pas des convulsionnaires, des somnambules, des hystériques ? Voici donc une première question : Comment un événement aussi mince peut-il, au milieu du flux perpétuel des choses, être l’objet d’une conservation aussi parfaite ? Le fait paraît être un cas particulier de la loi qui veut que rien ne se perde dans l’univers. Amené par là à scruter le sens, la portée et le fondement de cette loi, à côté d’elle j’en formulerai une autre qui lui donnera sa vraie signification. Après quoi, j’ajouterai quelques mots touchant la cause du sommeil et la transmission de la mémoire par voie de génération, parce que ces sujets se présenteront sur mon chemin.
De plus, le nom de l’asplenium fait partie de mon vocabulaire en tant que je rêve, mais non en tant que je veille. Si je le possède à mon réveil, c’est parce que je l’ai puisé dans mon rêve, et non parce que je l’ai connu autrefois. Je suis ainsi dans la situation de quelqu’un qui à la fois se souvient et ne se souvient pas ; qui, par exemple, mis face à face avec une personne, pense l’avoir déjà vue quelque part, mais ne sait plus où. Ce que je voudrais retrouver, c’est d’où est venu dans mon esprit ce nom de l’asplenium.
Aussi, quand l’album tombe sous mes yeux, quelque chose se passe en moi comme si un voile se déchirait. Pourquoi est-ce cet album et non mon rêve qui me fait dire : Je me souviens ? Qu’est-ce donc, à proprement parler, que la reproduction du passé ?
Enfin, à cette question, s’en rattache accessoirement une troisième. Ce nom, qui avait disparu de mes souvenirs, s’y grave d’une manière indélébile à partir de la nuit où j’en ai rêvé. Il semblait effacé, et voilà que de lui-même, en dehors, on oserait le dire, de toute action extérieure qui serait venue recreuser les caractères, il reprend vigueur et couleur et se fait dans mes souvenirs une place, que d’autres noms, qui le mériteraient mieux, sont loin d’avoir. Il y a eu là une action cumulatrice, quelle en est la source ? Ceci m’amènera à parler de la logique et de l’incohérence des rêves. Tel sera l’objet de la dernière partie de ce livre.
Le sujet a, comme on le voit, d’assez grandes proportions. Aussi est-ce un essai que j’offre au lecteur bien plutôt qu’un traité. J’apporte mon tribut à la théorie de la mémoire ; rien de plus. Cette théorie, quoi qu’on en puisse croire, n’est pas encore achevée. Si mon étude n’a même d’autre résultat que d’en signaler l’insuffisance, mon ambition pourra s’estimer satisfaite.
P.-S.
Texte établi par Abréactions Associations d’après l’ouvrage de Joseph Delbœuf, Le sommeil et les rêves, considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire (Le principe de la fîxation de la force), Félix Alcan, Paris, 1885, 262 pages.
Notes
4Dans sa lecture sur l’infection et la putréfaction (voir Revue scientifique, 10 juin 1876), M. Tyndail constate aussi une remarquable coïncidence. Il explique les effets des bactéries en les comparant à des nuages qui courent çà et là dans le ciel. Or, la même image exprimée dans les mêmes termes se rencontre dans les oeuvres d’Ehrenberg. Le professeur Huxley lui signale la chose, en ajoutant qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. M. Tyndali juge le cas surprenant, car il prétend n’avoir jamais entendu parler de cette idée d’Ehrenberg. En est-il bien sûr ? Cent fois il nous arrive de croire avoir trouvé quelque chose que probablement nous ne faisons que reproduire 5.
Voici un passage d’une lettre que M. P. Tannery m’écrit au sujet des rêves et qui me vient à propos : « Je suis absolument d’accord avec vous sur le point qu’il n’y a pas de criterium pour distinguer le souvenir d’un rêve du souvenir de la réalité. J’ai, à l’appui de cette proposition, un fait personnel très précis. J’ai, depuis mon enfance, un souvenir très vif d’un paysage (confluent de deux rivières avec une île boisée au milieu) que je reconnaîtrais demain si je me trouvais devant, comme je reconnaîtrais n’importe lequel des paysages qui m’ont frappé dans mes voyages. J’avais ce souvenir au moins depuis deux ou trois ans quand je m’avisai de rechercher à quel endroit il s’appliquait ; je n’ai pu le retrouver, et mes parents ont fini par me dire que je l’avais rêvé. Tout en admettant la possibilité du fait, je n’avouerais la chose que si j’avais pu explorer méthodiquement tous les pays où j’ai pu passer avant douze ans, ce qui serait très long, car mon père m’emmenait souvent en voyage ou en excursion ; bref, je suis resté dans le doute le plus complet. »