Déplacement


En linguistique, le déplacement est la capacité d'un langage à référer à des entités absentes ou inexistantes ; c'est aussi un synonyme de permutation.

Le déplacement est, en psychanalyse, un mécanisme de défense du moi. Il s'agit d'un mouvement de l'affect d'une représentation à une autre.
Sigmund Freud distingue affect et représentation, deux délégations psychiques de la pulsion. La représentation est reconnaissance de forme, mais surtout d'un objet digne d'intérêt, cet intérêt ne pouvant pas être dissocié, en psychanalyse du moins, de la représentation. L'affect, lui, s'entend comme espèce de traduction - en effet, il se présente comme équivalent qualitatif d'une force toute faite de quantités. La pulsion s'exprime donc, dans le psychique, par l'affect et la représentation.
Le déplacement suppose une telle distinction. Il nécessite en fait, comme opérations psychiques préalables, refoulement et isolation ; l'isolation est séparation entre affect et représentation.
Mais l'isolation peut conduire à bien d'autres destins qu'au déplacement. Ce dernier est privilégié, essentiellement, dans la névrose obsessionnelle. Dans cette névrose, une représentation pourtant anodine devient obsédante et se met à poser problème. C'est que, comme on l'a vu, le déplacement ne permet pas (du moins, pas assez) de résoudre la tension.
On parle également de déplacement dans la phobie : une représentation se fait effrayante, là où l'affect provient d'une crainte bien plus compréhensible. Ici, le point d'importance est de ne pas confondre ce mécanisme phobique avec la projection psychotique, qui s'amorce justement sur un échec du refoulement.
Le déplacement fait également partie du travail du rêve, en ce que les parts importantes du contenu manifeste du rêve s'avèrent en réalité insignifiantes quant au contenu latent, et réciproquement. Ce déplacement onirique s'avère plus marqué dans les rêves irrationnels.
Enfin, le déplacement conduit à une attitude semblant absurde. Il s'agit là justement d'une attitude de semblant, jeu psychique tournant mal, puisque l'affect est bel et bien justifié. Ce qu'il faut entendre par ce mot n'est pas que le névrosé ait raison de ressentir, mais que la naissance de l'affect, sa formation, ne soit pas en elle-même anormale - une absence de cet affect, comme dans la pensée opératoire, pose d'ailleurs bien plus de questions...
Il y a donc malentendu : l'obsession ou la phobie paraissent mal compréhensibles, mais se réfèrent à une sensibilité qui elle-même est marque de vie psychique. Et ce malentendu s'adresse en premier lieu au névrosé lui-même, puisqu'il est bien le premier à mésentendre son désir.
Selon une approche structuraliste, Jacques Lacan présente le déplacement comme métonymie ; ce mécanisme s'y saisit comme définissant le tout par l'accessoire (exemple : un voilier pour dire un bateau à voile ou un verre qui est un contenant pour dire un verre d'eau). En effet, déplacer la valeur des représentations, déplacer le sens sur le détail sans importance prend bien, en fin de compte, l'aspect d'une figure de style.

Caractère et érotisme anal selon Freud Déplacement de l’intérêt libidinal de la zone érogène orale à anale. Le bébé maîtrise ses muscles qui commandent une fonction vitale, stimulée par les soins maternels. Le bébé va jouer avec ce contrôle musculaire pour faire de la rétention ou de la réjection sphinctérienne afin de manipuler l’enjeu de l’attention des parents.

Le stade anal, nécessaire à la formation du psychisme, évolue à l’âge adulte, il change de but : l’objet se déplace. Il peut y avoir des régressions ou des fixations pour chaque stade qui s’expriment par différents biais mais qui peuvent acquérir un caractère névrotique. Du point de vue du stade anal, selon les comparaisons cliniques de Freud, le caractère anal à l’âge adulte se manifeste souvent par trois caractéristiques des personnalités des patients étudiés : être ordonné, économe et entêté. Ces trois caractères sont souvent liés et « apparentés les uns aux autres ».

Le déplacement comme mécanisme de défense

Les mécanismes de défenses correspondent à différents types d'opérations dans lesquelles peut se spécifier la défense. Les mécanismes de défenses prévalants sont différents selon la pathologie envisagée mais aussi selon le degré d'élaboration du conflit défensif. Les mécanismes de défenses sont utilisés par le moi (cf. deuxième topique de Freud)

Le terme de mécanisme est utilisé le premier par Freud pour démontrer que les phénomènes psychiques présentent une composition, qui elle permet une observation et une analyse scientifique. Anna Freud consacre tout un ouvrage sur les mécanismes de défenses.
 
Les mécanismes de défenses peuvent apparaître avec un patient dans différentes situations. Ils n'apparaissent pas qu'en psychiatrie. Tous les secteurs d'activités y sont confrontés au quotidien. Un mécanisme de défense peut apparaître par exemple lorsque l'angoisse chez un patient va être très forte et qu'il va avoir du mal à la gérer, d'autant plus quand il s'agit d'une angoisse de mort. L'idée de la mort va se trouver représenter de façon différente d'un patient à l'autre. Certains patients vont la redouter et prendre conscience qu'ils ne sont pas immortels.  

Bien entendu, l'écoute et la parole vont permettre de contenir l'angoisse. Elles aident le patient à ne pas se sentir perdu, isolé. Etre écouté, c'est aussi rassurer le patient, lui montrer qu'il n'est pas seul, qu'on le soutient et que l'on comprend sa souffrance. Les mécanismes de défenses que le patient peut mettre en place sont aussi là pour l'aider à faire face à cette angoisse, comme pour tout autre problème d'ailleurs. Ces mécanismes sont à respecter car ce sont les seuls moyens dont le patient dispose pour faire face à ses difficultés.

Comme pour l'exemple précédemment cité, Anna Freud s'est elle-même attardée sur des exemples concrets, aussi variés que complexes. Comment la défense peut porter peut porter sur des revendications pulsionnelles mais aussi et surtout ce que peut susciter un développement d'angoisse ?

Les mécanismes qui suivent ne font pas l'objet d'une liste exhaustive et encore moins systématique. 

Mécanismes de défenses
Refoulement : opération par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir des tensions psychiques internes.
Il existe 3 niveaux de refoulement:
- le refoulement primaire : premier refoulement sur lequel se grefferont les autres. Il concerne les images de la scène primitive.
- le refoulement proprement dit : avec son double mouvement d'attraction et de répulsion par les instances interdictrices du Surmoi.
- le retour du refoulé :
soupape fonctionnelle et utile: rêves et fantasmes lapsus, actes manqués.. manifestations franchement pathologiques: symptômes. Régression : retour à un mode de fonctionnement plus archaïque, plus ancien qui va induire la prévalence du langage, d'un comportement, d'intérêts qui auront la tonalité et la coloration caractéristiques d'un stade donné. Cette régression est possible du fait de fixations liées à ce stade. Déplacement : la pulsion liée à u ne représentation interdite se détache d'elle et va se lier à une autre représentation plus neutre et plus acceptable, reliée à la première par une chaîne associative. Isolation : isoler la représentation de sa charge affective. La représentation est alors désaffectisée et l'affect doit trouver une autre issue, par exemple le déplacement sur une autre représentation.
Sur un mode plus restrictif rupture des connexions associatives entre une pensée ou une action et ce qui la précède ou lui fait suite. Annulation rétro-active : attitude psychique de sens opposé à un désir refoulé et constituée en réaction contre celui-ci. Dénégation : elle économise le refoulement. Le sujet peut se permettre de formuler une pensée, un désir, un sentiment précédemment refoulés à condition de nier qu'ils le concernent. "ne croyez pas que je pense ceci." Excessive, elle appauvrit la personnalité qui est ainsi condamnée à ne pas reconnaître ce qui lui appartient, notamment sur le plan affectif Renversement dans le contraire : processus par lequel le but d'une pulsion se transforme en son contraire.
Ex : passage de l'activité à la passivité. Rationalisation : elle s'appuie souvent sur la dénégation et l'isolation pour trouver de bonnes raisons d'expliquer un comportement dont les motivations profondes sont en fait jugées inacceptables. Sublimation : une pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés artistiques, intellectuels, professionnels ). Clivage : mécanisme très primitif, considéré comme la défense la plus archaïque contre l'angoisse, où l'objet visé par les pulsions libidinales et agressives est scindé en bon et en mauvais objet aux destins indépendants. Il s'accompagne d'un clivage corrélatif du Moi. Idéalisation : elle est le résultat d'un clivage préalable où les qualités et la valeur du bon objet sont nettement exagérées pour le protéger des pulsions destructrices. Déni de la réalité : le sujet nie totalement une part plus ou moins importante de la réalité externe. Il s'associe souvent au clivage.
- la dénégation refuse
- l'annulation efface
- le déni nie Identification : processus psychique par lequel le sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l'autre et se transforme totalement ou partiellement sur le modèle de celui-ci. Elle peut être primaire ou secondaire. Projection : processus psychique qui se fait en trois temps:
la représentation gênante d'une pulsion interne est supprimée. le contenu est déformé. il fait retour dans le conscient sous la forme d'une représentation liée à l'objet externe.
"ce n'est pas de sa faute, c'est celle de l'autre" .    Le déplacement dans le rêve : Condensation, déplacement, figurabilité et élaboration secondaire : tels sont les éléments qui caractérisent le rêve selon Freud. Ensemble, ils permettent l’expression onirique des aspirations instinctives refoulées. Mais cette expression est imparfaite, il faut savoir identifier le contenu latent du rêve derrière son contenu apparent.[Image] « […]
Quelles évidences scientifiques rendent donc possibles aux yeux de Freud non seulement la justification de l'interprétation, mais aussi la certitude d'aboutir à une interprétation du rêve qui soit la bonne? Freud les a regroupées sous le nom de "déformation dans le rêve" et de "travail du rêve". Et cet aspect de sa recherche sur le rêve est d'autant plus important que c'est grâce à lui qu'il a pu établir l'existence d'un désir inconscient, puis d'un inconscient. Et "tout ce qui intéresse non pas seulement les sciences humaines, mais le destin de l'homme, la politique, la métaphysique, la littérature, les arts, la publicité, la propagande, par là, je n'en doute pas, l'économie, en a été affecte".

Il est à noter que ce n'est pas Freud qui postule l'intérêt du rêve pour la connaissance du psychisme. C'est sa pratique de psychanalyste qui l'amène à constater que ses premiers patients, dans le dialogue qu'il établit avec eux après avoir abandonné l'hypnose, se mettent, spontanément, à lui raconter leurs rêves. Il s'aperçoit que prendre pour point de départ de l'association libre leurs images isolées permet d'avoir accès à "un ensemble de pensées qui ne pouvait plus être appelé absurde ou confus, qui correspondait à un acte psychique de valeur entière, et dont le rêve manifeste n'était qu'une traduction déformée, écourtée et mal comprise, le plus souvent une traduction en images visuelle".

Surprise alors de constater que "le rêve est bâti comme un symptôme" (objet des préoccupations thérapeutiques de Freud jusqu'alors) et que "son explication exige les mêmes hypothèses: celle du refoulement des aspirations instinctives, celle des formations de substitution et de compromis, celle des divers systèmes psychiques situant le conscient et l'inconscient". Et pourtant, "le rêve n'était plus un symptôme morbide mais un phénomène de la vie psychique normale, pouvant se produire chez tout homme bien portant" - ce qui n'est pas le moindre paradoxe de la découverte freudienne, car il ne semble pas qu'il y ait de différence entre le rêve du névrosé et celui de l'homme "normal" - et qu'en est-il alors de l'insertion du rêve dans l'ensemble du processus thérapeutique? "Dans l'analyse du rêve", répond Lacan, "Freud n'entend pas nous donner autre chose que les lois de l'inconscient dans leur extension la plus générale". Le rêve apparaît donc, dans l'élaboration de la théorie freudienne, à la fois comme un accident et comme un prétexte, mais "l'interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l'inconscient dans la vie psychique".

C'est donc à cet "ensemble de pensées (...) dont le rêve manifeste n'était qu'une traduction déformée" que Freud a donné le nom de contenu latent, et c'est le chemin qui conduit de ce contenu "latent", formé des pensées qui sont à l'origine du rêve, au contenu "manifeste" que Freud a nommé le "travail du rêve".
[…]

A la fin du chapitre VI de l'interprétation des rêves (p. 431 Freud écrit: "Le travail psychique dans la formation du rêve se divise en deux opérations: la production des pensées du rêve, leur transformation en contenu du rêve",
Freud distingue quatre mécanismes dans cette transformation la condensation (Verdichtung), le déplacement (Verschiehung), la considération pour la figurabilité (Rücksicht auf Darstellbarkeit) - que Lacan traduit de manière plus imagée "égard aux moyens de la mise en scène" - et l'élaboration secondaire (sekundäre Bearbeitung), parfois nommée "considérations d'intelligibilité".

La condensation exprime une compression d'éléments appartenant au "matériel des pensées du rêve". "Il n'est pas possible de se faire d'emblée une idée de l'étendue de cette condensation, mais elle s'impose d'autant plus que l'on a pénétré plus profondément dans l'analyse du rêve. Alors on ne trouve pas un élément du contenu du rêve dont les fils associatifs ne partiraient dans deux directions ou davantage, pas une situation qui ne soit faite d'un assemblage de deux impressions ou de deux expériences, ou davantage" (Sur le rêve, p. 74). Les différents composants doivent avoir un élément commun, c'est pourquoi Lacan les a rapprochés de la métaphore. Métaphore que l'on peut définir comme la substitution d'un signifiant à un autre signifiant, mais à condition de bien comprendre, ce que précise Lacan, que "l'étincelle créatrice de la métaphore ne jaillit pas de la mise en présence de deux images, c'est-à-dire de deux signifiants également actualisés. Elle jaillit entre deux signifiants dont l'un s'est substitué à l'autre en prenant sa place dans la chaîne signifiante, le signifiant occulté restant présent "de sa connexion (métonymique) au reste de la chaîne" (op. cit., p. 60). "Quand de tels éléments communs n'existent pas parmi les pensées du rêve, le travail du rêve s'efforce d'en créer pour permettre une figuration commune dans le rêve. Le chemin le plus commode pour rapprocher deux pensées du rêve qui n'ont rien de commun consiste à changer l'expression linguistique de l'une: par là, l'autre vient plus ou moins à sa rencontre dans une autre expression, grâce à une refonte appropriée" (Sur le rêve, pp. 76-77). De là l'explication du "jeu de mots", qui sert de fil conducteur à l'analyse de certains rêves (et déjà à l'oeuvre dans l’interprétation deductive de l'Antiquité). Le processus de condensation permet d'expliquer la surdétermination du rêve (le fait qu'à un élément du rêve correspondent, par associations, plusieurs pensées), et par là sa surinterprétation, c'est-à-dire qu'une interprétation n'est jamais unique, qu'elle n'est qu'une proposition, un choix qui peut être le "choix du moment", en attendant par exemple l'accès à des strates plus profondes de l'inconscient. Intéressant donc pour mieux comprendre les limites d'une interprétation dite scientifique.

Le processus de déplacement, quant à lui, "s'exprime de deux manières: en premier lieu, un élément latent est remplacé, non par un de ses propres éléments constitutifs, mais par quelque chose de plus éloigné, donc par une allusion; en deuxième lieu, l'accent psychique est transféré d'un élément important sur un autre, peu important, de sorte que le rêve reçoit un autre sens et apparaît étrange". La définition du déplacement apparaissait ainsi en 1900: "On est ainsi conduit à penser que, dans le travail du rêve, se manifeste un pouvoir psychique qui, d'une part, dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité, et, d'autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance, de sorte que ceux-ci peuvent pénétrer dans le rêve. On peut dès lors comprendre la différence entre le texte du contenu du rêve et celui de ses pensées: il y a eu, lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments. Ce processus est la partie essentielle du travail du rêve. Il peut être appelé processus de déplacement. Le déplacement et la condensation sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves" (interprétation des rêves pp. 265-266). Tous deux caractérisent le processus primaire, où l'énergie psychique s'écoule librement et circule sans entraves selon leurs lois (selon le principe de plaisir). Lacan a rapproché le déplacement de la métonymie, figure qui souligne la connexion d'un signifiant à un autre signifiant. Le déplacement agit donc linéairement, selon un axe syntagmatique, quand le processus de condensation agit, lui, par substitution, selon un axe paradigmatique.


Le déplacement dans les souvenirs

Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans (Freud)
"Dans un autre article (publié en 1899, dans Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie), j’ai pu démontrer la nature tendancieuse de nos souvenirs là où on la soupçonnait le moins. Je suis parti de ce fait bizarre que les premiers souvenirs d’enfance d’une personne se rapportent le plus souvent à des choses indifférentes et secondaires, alors qu’il ne reste dans la mémoire des adultes aucune trace (je parle d’une façon générale, non absolue) des impressions fortes et affectives de cette époque. Comme on sait que la mémoire opère un choix entre les impressions qui s’offrent à elle, nous sommes obligés de supposer que ce choix s’effectue dans l’enfance d’après d’autres critères qu’à l’époque de la maturité intellectuelle. Mais un examen plus approfondi montre que cette supposition est inutile. Les souvenirs d’enfance indifférents doivent leur existence à un processus de déplacement; ils constituent la reproduction substitutive d’autres impressions, réellement importantes, dont l’analyse psychique révèle l’existence, mais dont la reproduction directe se heurte à une résistance. Or, comme ils doivent leur conservation, non à leur propre contenu, mais à un rapport d’association qui existe entre ce contenu et un autre, refoulé, ils justifient le nom de « souvenirs-écrans » sous lequel je les ai désignés.
Dans l’article en question je n’ai fait qu’effleurer, loin de l’épuiser, toute la multiplicité et la variété des rapports et des significations que présentent ces souvenirs-écrans. Par un exemple minutieusement analysé, j’y ai relevé une particularité des relations temporelles entre les souvenirs-écrans et le contenu qu’ils recouvrent. Dans le cas dont il s’agissait, le souvenir-écran appartenait à l’une des premières années de l’enfance, alors que celui qu’il représentait dans la mémoire, resté à peu près inconscient, se rattachait à une époque postérieure de la vie du sujet. J’ai désigné cette sorte de déplacement sous le nom de déplacement rétrograde. On observe peut-être encore plus souvent le cas opposé, où une impression indifférente d’une époque postérieure s’installe dans la mémoire à titre de « souvenir-écran », uniquement parce qu’il se rattache à un événement antérieur dont la reproduction directe est entravée par certaines résistances. Ce seraient les souvenirs-écrans anticipants ou ayant subi un déplacement en avant. L’essentiel qui intéresse la mémoire se trouve, au point de vue du temps, situé en arrière du souvenir-écran. Un troisième cas est encore possible, où le souvenir-écran se rattache à l’impression qu’il recouvre non seulement par son contenu, mais aussi parce qu’il lui est contigu dans le temps : ce serait le souvenir-écran contemporain ou simultané.
Quelle est la proportion de nos souvenirs entrant dans la catégorie des souvenirs-écrans? Quel rôle ces derniers jouent-ils dans les divers processus intellectuels de nature névrotique ? Autant de problèmes que je n’ai pu approfondir dans l’article cité plus haut et dont je n’entreprendrai pas non plus la discussion ici. Tout ce que je me propose de faire aujourd’hui, c’est de montrer la similitude qui existe entre l’oubli de noms accompagné de faux souvenirs et la formation de souvenirs-écrans.
A première vue, les différences entre ces deux phénomènes semblent plus évidentes que les analogies. Là il s’agit de noms propres; ici de souvenirs complets, d’événements réellement ou mentalement vécus; là, d’un arrêt manifeste de la fonction mnémonique; ici, d’un fonctionnement mnémonique qui nous frappe par sa bizarrerie; là, d’un trouble momentané (car le nom qu’on vient d’oublier a pu auparavant être reproduit cent fois d’une façon exacte et peut-être retrouvé dès le lendemain); ici, d’une possession durable, sans rémission, car les souvenirs d’enfance indifférents semblent ne pas nous quitter pendant une bonne partie de notre vie. L’énigme semble avoir dans les deux cas une orientation différente. Ce qui éveille notre curiosité scientifique dans le premier cas, c’est l’oubli ; dans le second, c’est la conservation. Mais, à la suite d’un examen quelque peu approfondi, on constate que, malgré les différences qui existent entre les deux phénomènes au point de vue des matériaux psychiques et de la durée, ils présentent des analogies qui enlèvent à ces différences toute importance. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de défectuosités de la mémoire, laquelle reproduit non le souvenir exact, mais quelque chose qui le remplace. Dans l’oubli de noms, la mémoire fonctionne, mais en fournissant des noms de substitution. Dans le cas de souvenirs-écrans, il s’agit d’un oubli d’autres impressions, plus importantes. Dans les deux cas, une sensation intellectuelle nous avertit de l’intervention d’un trouble dont la forme varie d’un cas à l’autre. Dans l’oubli de noms, nous savons que les noms de substitution sont faux; quant aux souvenirs-écrans, nous nous demandons seulement avec étonnement d’où ils viennent. Et puisque l’analyse psychologique peut nous montrer que la formation de substitutions s’effectue dans les deux cas de la même manière, à la faveur d’un déplacement suivant une association superficielle, les différences qui existent entre les deux phénomènes quant à la nature des matériaux, la durée et le centre autour duquel ils évoluent, sont d’autant plus de nature à nous faire espérer que nous allons découvrir un principe important et applicable aussi bien à l’oubli de noms qu’aux souvenirs-écrans. Ce principe général serait le suivant : l’arrêt de fonctionnement ou le fonctionnement défectueux de la faculté de reproduction révèlent plus souvent qu’on ne le soupçonne l’intervention d’un facteur partial, d’une tendance, qui favorise tel souvenir ou cherche à s’opposer à tel autre.
La question des souvenirs d’enfance me paraît tellement importante et intéressante que je voudrais lui consacrer encore quelques remarques qui dépassent les points de vue admis jusqu’à présent.
Jusqu’à quel âge remontent nos souvenirs d’enfance? Il existe, à ma connaissance, quelques recherches sur la question, notamment celles de V. et C. Henri 16 et de Potwin 17, d’où il ressort qu’il existe à cet égard de grandes différences individuelles, certains sujets faisant remonter leur premier souvenir à l’âge de six mois, tandis que d’autres ne se rappellent aucun événement de leur vie antérieur à la sixième et même à la huitième année. Mais à quoi tiennent ces différences et quelle est leur signification? Il ne suffit évidemment pas de réunir par une vaste enquête les matériaux concernant la question; ces matériaux doivent être encore élaborés, et chaque fois avec le concours et la participation de la personne intéressée.
A mon avis, on a tort d’accepter comme un fait naturel le phénomène de l’amnésie infantile, de l’absence de souvenirs se rapportant aux premières années. On devrait plutôt voir dans ce fait une singulière énigme. On oublie que même un enfant de quatre ans est capable d’un travail intellectuel très intense et d’une vie affective très compliquée, et on devrait plutôt s’étonner de constater que tous ces processus psychiques aient laissé si peu de traces dans la mémoire, alors que nous avons toutes les raisons d’admettre que tous ces faits oubliés de la vie de l’enfance ont exercé une influence déterminante sur le développement ultérieur de la personne. Comment se fait-il donc que, malgré cette influence incontestable et incomparable, ils aient été oubliés? Force nous est d’admettre que le souvenir (conçu comme une reproduction consciente) est soumis à des conditions tout à fait spéciales qui ont jusqu’à présent échappé à nos recherches. Il est fort possible que l’oubli infantile nous livre le moyen de comprendre les amnésies qui, d’après nos connaissances les plus récentes, sont à la base de la formation de tous les symptômes névrotiques.
Des souvenirs d’enfance conservés, les uns nous paraissent tout à fait compréhensibles, d’autres bizarres et inexplicables. Il n’est pas difficile de redresser certaines erreurs relatives à chacune de ces deux catégories. Lorsqu’on soumet à l’examen analytique les souvenirs conservés par un homme, on constate facilement qu’il n’existe aucune garantie quant à leur exactitude. Certains souvenirs sont incontestablement déformés, incomplets ou ont subi un déplacement dans le temps et dans l’espace. L’affirmation des personnes examinées selon laquelle leur premier souvenir remonte, par exemple, à leur deuxième année, ne mérite évidemment pas confiance. On découvre rapidement les motifs qui ont déterminé la déformation et le déplacement des faits constituant l’objet des souvenirs, et ces motifs montrent en même temps qu’il ne s’agit pas de simples erreurs de la part d’une mémoire infidèle. Au cours de la vie ultérieure, des forces puissantes ont influencé et façonné la faculté d’évoquer les souvenirs d’enfance, et ce sont probablement ces mêmes forces qui, en général, nous rendent si difficile la compréhension de nos années d’enfance.
Les souvenirs des adultes portent, on le sait, sur des matériaux psychiques divers. Les uns se souviennent d’images visuelles : leurs souvenirs ont un caractère visuel. D’autres sont à peine capables de reproduire les contours les plus élémentaires de ce qu’ils ont vu . selon la proposition de Charcot, on appelle ces sujets « auditifs » et « moteurs » et on les oppose aux « visuels ». Dans les rêves, toutes ces différences disparaissent, car nous rêvons tous de préférence en images visuelles. Pour les souvenirs d’enfance, on observe, pour ainsi dire, la même régression que pour les rêves : ces souvenirs prennent un caractère plastiquement visuel, même chez les personnes dont les souvenirs ultérieurs sont dépourvus de tout élément visuel. C’est ainsi que les souvenirs visuels se rapprochent du type des souvenirs infantiles. En ce qui me concerne, tous mes souvenirs d’enfance sont uniquement de caractère visuel; ce sont des scènes élaborées sous une forme plastique et que je ne puis comparer qu’aux tableaux d’une pièce de théâtre. Dans ces scènes, vraies ou fausses, datant de l’enfance, on voit régulièrement figurer sa propre personne infantile, avec ses contours et dans ses vêtements. Cette circonstance est faite pour étonner, car les adultes du type visuel ne voient plus leur propre personne dans leurs souvenirs à propos des événements ultérieurs de leur vie 18. Il est également contraire à toutes nos expériences d’admettre que, dans les événements dont il est l’auteur ou le témoin, l’attention de l’enfant se porte sur lui-même, au lieu de se concentrer sur les impressions venues de l’extérieur. Tout cela nous oblige à admettre que ce qu’on trouve dans les soi-disant souvenirs de la première enfance, ce ne sont pas les vestiges d’événements réels, mais une élaboration ultérieure de ces vestiges, laquelle a dû s’effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques intervenues par la suite. C’est ainsi que les « souvenirs d’enfance » acquièrent, d’une manière générale, la signification de « souvenirs écrans » et trouvent, en même temps, une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes.
Tous ceux qui ont eu l’occasion de pratiquer la psychanalyse avec un certain nombre de sujets, ont certainement réuni un grand nombre d’exemples de « souvenirs-écrans » de toutes sortes. Mais la communication de ces exemples est rendue extraordinairement difficile par la nature même des rapports qui, nous l’avons montré, existent entre les souvenirs d’enfance et la vie ultérieure; pour découvrir dans un souvenir d’enfance un « souvenir-écran », il faudrait souvent faire dérouler devant les yeux de l’expérimentateur toute la vie de la personne examinée. On ne réussit que rarement à exposer un souvenir d’enfance isolé, en le détachant de l’ensemble. En voici un exemple très intéressant :
Un jeune homme de 24 ans garde de sa cinquième année le souvenir du tableau suivant. Il est assis, dans le jardin d’une maison de campagne, sur une petite chaise à côté de sa tante, occupée à lui inculquer les rudiments de l’alphabet. La distinction entre m et n lui offre beaucoup de difficultés, et il prie sa tante de lui dire comment on peut reconnaître l’un de l’autre. La tante attire son attention sur le fait que la lettre m a un jambage de plus que la lettre n. – Il n’y avait aucune raison de contester l’authenticité de ce souvenir d’enfance; mais la signification de ce souvenir ne s’est révélée que plus tard, lorsqu’on a constaté qu’il était possible de l’interpréter comme une représentation (substitutive) symbolique d’une autre curiosité de l’enfant. Car, de même qu’il voulait connaître alors la différence entre m et n, il chercha plus tard à apprendre la différence qui existe entre garçon et fille et aurait aimé être instruit en cette matière par la tante en question. Il finit par découvrir que la différence entre garçon et fille est la même qu’entre m et n, à savoir que le garçon a quelque chose de plus que la fille, et c’est à l’époque où il a acquis cette connaissance que s’est éveillé en lui le souvenir de la leçon d’alphabet.
Voici un autre exemple se rapportant à la seconde enfance. Il s’agit d’un homme âgé de 40 ans, ayant eu beaucoup de déboires dans sa vie amoureuse. Il est l’aîné de neuf enfants. Il avait déjà quinze ans lors de la naissance de la plus jeune de ses sœurs, mais il affirme ne s’être jamais aperçu que sa mère était enceinte. Me voyant incrédule, il fait appel à ses souvenirs et finit par se rappeler qu’à l’âge de onze ou douze ans, il vit un jour sa mère défaire hâtivement sa jupe devant une glace. Sans être sollicité cette fois, il complète ce souvenir en disant que ce jour-là sa mère venait de rentrer et s’était sentie prise de douleurs inattendues. Or, le délaçage (Aufbinden) de la jupe n’apparaît dans ce cas que comme un « souvenir-écran » pour accouchement (Entbindung). Il s’agit là d’une sorte de «pont verbal » dont nous retrouverons l’usage dans d’autres cas.
Je veux encore montrer par un exemple la signification que peut acquérir, à la suite d’une réflexion analytique, un souvenir d’enfance qui semblait dépourvu de tout sens. Lorsque j’ai commencé, à l’âge de 43 ans, à m’intéresser aux vestiges de souvenirs de ma propre enfance, je me suis rappelé une scène qui, depuis longtemps (et même, d’après ce que je croyais, de tout temps), s’était présentée de temps à autre à ma conscience et que de bonnes raisons me permettent de situer avant la fin de ma troisième année. Je me voyais criant et pleurant devant un coffre dont mon demi-frère, de 20 ans plus âgé que moi, tenait le couvercle relevé, lorsque ma mère, belle et svelte, entra subitement dans la pièce comme venant de la rue. C’est ainsi que je me décrivais cette scène dont j’avais une représentation visuelle et dont je n’arrivais pas à saisir la signification. Mon frère voulait-il ouvrir ou fermer le coffre (dans la première description du tableau il s’agissait d’une « armoire »)? Pourquoi avais-je pleuré à ce propos? Quel rapport y avait-il entre tout cela et l’arrivée de ma mère? Autant de questions auxquelles je ne savais comment répondre. J’étais enclin à m’expliquer cette scène, en supposant qu’il s’agissait du souvenir d’une frasque de mon frère, interrompue par l’arrivée de ma mère. Il n’est pas rare de voir ainsi donner une signification erronée à des scènes d’enfance conservées dans la mémoire : on se rappelle bien une situation, mais cette situation est dépourvue de centre et on ne sait à quel élément attribuer la prépondérance psychique. L’analyse m’a conduit à une conception tout à fait inattendue de ce tableau. M’étant aperçu de l’absence de ma mère, j’avais soupçonné qu’elle était enfermée dans le coffre (ou dans l’armoire) et j’avais exigé de mon frère d’en soulever le couvercle. Lorsqu’il eut accédé à ma demande et que je me fus assuré que ma mère n’était pas dans le coffre, je me mis à crier. Tel est l’incident retenu par ma mémoire; il a été suivi aussitôt de l’apparition de ma mère et de l’apaisement de mon inquiétude et de ma tristesse. Mais comment l’enfant en est-il venu à l’idée de chercher sa mère dans le coffre? Des rêves datant de la même époque évoquent vaguement dans ma mémoire l’image d’une bonne d’enfants dont j’avais conservé encore d’autres souvenirs : par exemple qu’elle avait l’habitude de m’engager à lui remettre consciencieusement la petite monnaie que je recevais en cadeau, détail qui, à son tour, pouvait servir seulement de « souvenir-écran » à propos de faits ultérieurs. Aussi me décidai-je, afin de faciliter cette fois mon travail d’interprétation, à questionner ma vieille mère, au sujet de cette bonne d’enfants. Elle m’apprit beaucoup de choses, et entre autres que cette femme rusée et malhonnête avait, pendant que ma mère était retenue au lit par ses couches, commis de nombreux vols à la maison et qu’elle avait été, sur la plainte de mon demi-frère, déférée devant les tribunaux. Ce renseignement me fit comprendre la scène enfantine décrite plus haut, comme sous le coup d’une révélation. La disparition brusque de la bonne ne m’avait pas été tout à fait indifférente; j’avais même demandé à mon frère ce qu’elle était devenue, car j’avais probablement remarqué qu’il avait joué un certain rôle dans sa disparition; et mon frère m’avait répondu évasivement (et, selon son habitude, en plaisantant) qu’elle était « coffrée ». J’ai interprété cette réponse à la manière enfantine, mais j’ai cessé de questionner, car je n’avais plus rien à apprendre. Lorsque ma mère s’absenta quelque temps après, je me mis en colère, et convaincu que mon frère lui avait fait la même chose qu’à la bonne, j’exigeai qu’il m’ouvrît le coffre. Je comprends aussi maintenant pourquoi, dans la traduction de la scène visuelle, la sveltesse de ma mère se trouve accentuée : elle m’était apparue comme à la suite d’une véritable résurrection. J’ai deux ans et demi de plus que ma sœur, qui était née à cette époque-là, et lorsque j’atteignis ma troisième année, mon demi-frère avait quitté le foyer paternel."

Le déplacement dans l'oubli

    Du mécanisme psychique de la tendance à l'oubli, S.Freud, 1898
(traduction de S.Yankélévitch, Petite Bibliothèque Payot, Paris 1972)
    J'ai publié, en 1898, dans Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, un petit article intitulé "Du mécanisme psychique de la tendance à l'oubli", dont le contenu, que jevais résumer ici servira de point de départ à mes considérations ultérieures. Dans cet article, j'ai soumis à l'analyse psychologique, d'après un exemple frappant observé sur moi-même, le cas fréquent d'oubli passager de noms propres ; et je suis arrivé à la conclusion que cet accident, si commun et sans grande importance pratique, qui consiste dans le refus de fonctionnement d'une faculté psychique (la faculté du souvenir), admet une explication qui dépasse de beaucoup par sa portée l'importance généralement attachée au phénomène en question.
Si l'on demandait à un psychologue d'expliquer comment il se fait qu'on se trouve si souvent dans l'impossibilité de se rappeler un nom qu'on croit cependant connaître, je pense qu'il se contenterait de répondre que les noms propres tombent plus facilement dans l'oubli que les autres contenus de la mémoire. il citerait des raisons plus ou moins plausibles qui, à son avis, expliqueraient cette propriété des noms propres, sans se douter que ce processus puisse être soumis à d'autres conditions, d'ordre plus général.
Ce qui m'a amené à m'occuper de plus près du phénomène de l'oubli passager de noms propres, ce fut l'observation de certains détails qui manquent dans certains cas, mais se manifestent dans d'autres avec une netteté suffisante. Ces derniers cas sont ceux où il s'agit, non seulement d'oubli, mais de faux souvenir. Celui qui cherche à se rappeler un nom qui lui a échappé retrouve dans sa conscience d'autres noms, des noms de substitution, qu'il reconnaît aussitôt comme incorrects, mais qui n'en continuent pas moins à s'imposer à lui obstinément. On dirait que le processus qui devait aboutir à la reproduction du nom cherché a subi un déplacement, s'est engagé dans une fausse route, au bout de laquelle il trouve le nom de substitution, le nom incorrect. Je prétends que ce déplacement n'est pas l'effet d'un arbitraire psychique, mais s'effectue selon des voies préétablies et possibles à prévoir. En d'autres termes, je prétends qu'il existe, entre le nom ou les noms de substitution et le nom cherché, un rapport possible à trouver, et j'espère que, si je réussis à établir ce rapport, j'aurai élucidé le processus de l'oubli de noms propres.
Dans l'exemple sur lequel avait porté mon analyse en 1898, le nom que je m'efforçais en vain de me rappeler était celui du maître auquel la cathédrale d'Orvieto doit ses magnifiques fresques représentant le "Jugement Dernier". A la place du nom cherché, Signorelli, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio, s'étaient imposés à mon souvenir, mais je les avais aussitôt et sans hésitation reconnus comme incorrects. Mais, lorsque le nom correct avait été prononcé devant moi par une autre personne, je l'avais reconnu sans une minute d'hésitation. L'examen des influences et des voies d'association ayant abouti à la reproduction des noms Botticelli et Boltraffio, à la place de Signorelli, m'a donné les résultats suivants :
a) La raison de l'oubli du nom Signorelli ne doit être cherchée ni dans une particularité quelconque de ce nom ni dans un caractère psychologique de l'ensemble dans lequel il était inséré. Le nom oublié m'était aussi familier qu'un des noms de substitution, celui de Botticelli, et beaucoup plus familier que celui de Boltraffio dont le porteur ne m'était connu que par ce seul détail qu'il faisait partie de l'école milanaise. Quant aux conditions dans lesquelles s'était produit l'oubli, elles me paraissent inoffensives et incapables d'en fournir aucune explication : je faisais, en compagnie d'un étranger, un voyage en voiture de Raguse, en Dalmatie, à une station d'Herzégovine ; au cours du voyage, la conversation tomba sur l'Italie et je demandai à mon compagnon s'il avait été à Orvieto et s'il avait visité les célèbres fresques de...
b) L'oubli du nom s'explique, lorsque je me rappelle le sujet qui a précédé immédiatement notre conversation sur l'Italie, et il apparaît alors comme l'effet d'une perturbation du sujet nouveau par le sujet précédent. Peu de temps avant que j'aie demandé à mon compagnon de voyage s'il avait été à Orvieto, nous nous entretenions des moeurs des Turcs habitant la Bosnie et l'Herzégovine. J'avais rapporté à mon interlocuteur ce que m'avait raconté un confrère exerçant parmi ces gens, à savoir qu'ils sont pleins de confiance dans le médecin et pleins de résignation devant le sort. Lorsqu'on est obligé de leur annoncer que l'état de tel ou tel malade de leurs proches est désespéré, ils répondent : " Seigneur (Herr), n'en parlons pas. Je sais que s'il était possible de sauver le malade, tu le sauverais." Nous avons là deux noms : Bosnien (Bosnie) et Herzegowina (Herzégovine) et un mot : Herr (Seigneur), qui se laissent intercaler tous les trois dans une chaîne d'associations entre Signorelli - Botticelli et Boltraffio.
c) J'admets que si la suite d'idées se rapportant aux moeurs des Turcs de la Bosnie, etc., a pu troubler une idée venant immédiatement après, ce fut parce que je lui ai retiré mon attention, avant même qu'elle fût achevée. Je rappelle notamment que j'avais eu l'intention de raconter une autre anecdote qui reposait dans ma mémoire à côté de la première. Ces Turcs attachent une valeur exceptionnelle aux plaisirs sexuels et, lorsqu'ils sont atteints de troubles sexuels, ils sont pris d'un désespoir qui contraste singulièrement avec leur résignation devant la mort. Un des malades de mon confrère lui dit un jour : "Tu sais bien, Herr (Seigneur), que lorsque cela ne va plus, la vie n'a plus aucune valeur." Je me suis toutefois abstenu de communiquer ce trait caractéristique, préférant ne pas aborder ce sujet scabreux dans une conversation avec un étranger. Je fis même davantage : j'ai distrait mon attention de la suite des idées qui auraient pu se rattacher dans mon esprit au sujet : "Mort et Sexualité." J'étais alors sous l'impression d'un événement dont j'avais reçu la nouvelle quelques semaines auparavant durant un bref séjour à Trafoï un malade, qui m'avait donné beaucoup de mal, s'était suicidé, parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable. Je sais parfaitement bien que ce triste événement et tous les détails qui s'y rattachent n'existaient pas chez moi à l'état de souvenir conscient pendant mon voyage en Herzégovine. Mais l'affinité entre Trafoï et Boltraffio m'oblige à admettre que, malgré la distraction intentionnelle de mon attention, je subissais l'influence de cette réminiscence.
d) Il ne m'est plus possible de voir dans l'oubli du nom Signorelli un événement accidentel. Je suis obligé de voir dans cet événement l'effet de mobiles psychiques. C'est pour des raisons d'ordre psychique que j'ai interrompu ma communication (sur les moeurs des Turcs, etc.), et c'est pour des raisons de même nature que j'ai empêché de pénétrer dans ma conscience les idées qui s'y rattachaient et qui auraient conduit mon récit jusqu'à la nouvelle que j'avais reçue à Trafoï. Je voulais donc oublier quelque chose ; j'ai refoulé quelque chose. Je voulais, il est vrai, oublier autre chose que le nom du maître d'Orvieto ; mais il s'est établi, entre cet "autre chose" et le nom, un lien d'association, de sorte que mon acte de volonté a manqué son but et que j'ai, malgré moi, oublié le nom, alors que je voulais intentionnellement oublier "l'autre chose". Le désir de ne pas se souvenir portait sur un contenu ; l'impossibilité de se souvenir s'est manifestée par rapport à un autre. Le cas serait évidemment beaucoup plus simple, si le désir de ne pas se souvenir et la déficience de mémoire se rapportaient au même contenu. - Les noms de substitution, à leur tour, ne me paraissent plus aussi injustifiés qu'avant l'explication ; ils m'avertissent (à la suite d'une sorte de compromis) aussi bien de ce que j'ai oublié que de ce dont je voulais me souvenir, et ils me montrent que mon intention d'oublier quelque chose n'a ni totalement réussi, ni totalement échoué.
e) Le genre d'association qui s'est établi entre le nom cherché et le sujet refoulé (relatif à la mort et à la sexualité et dans lequel figurent les noms Bosnie, Herzégovine, Trafoï) est tout à fait curieux. Le schéma ci-joint, emprunté à l'article de 1898, cherche à donner une représentation concrète de cette association.
Le nom de Signorelli a été divisé en deux parties. Les deux dernières syllabes se retrouvent telles quelles dans l'un des noms de substitution (elli), les deux premières ont, par suite de la traduction de Signor en Herr (Seigneur), contracté des rapports nombreux et variés avec les noms contenus dans le sujet refoulé, ce qui les a rendues inutilisables pour la reproduction. La substitution du nom de Signorelli s'est effectuée comme à la faveur d'un déplacement le long de la combinaison des noms "Herzégovine-Bosnie", sans aucun égard pour le sens et la délimitation acoustique des syllabes. Les noms semblent donc avoir été traités dans ce processus comme le sont les mots d'une proposition qu'on veut transformer en rébus. Aucun avertissement n'est parvenu à la conscience de tout ce processus, à la suite duquel le nom Signorelli a été ainsi remplacé par d'autres noms. Et, à première vue, on n'entrevoit pas, entre le sujet de conversation dans lequel figurait le nom Signorelli et le sujet refoulé qui l'avait précédé immédiatement, de rapport autre que celui déterminé par la similitude de syllabes (ou plutôt de suites de lettres) dans l'un et dans l'autre.
Il n'est peut-être pas inutile de noter qu'il n'existe aucune contradiction entre l'explication que nous proposons et la thèse des psychologues qui voient, dans certaines relations et dispositions, les conditions de la reproduction et de l'oubli. Nous nous bornons à affirmer que les facteurs depuis longtemps reconnus comme jouant le rôle de causes déterminantes dans l'oubli d'un nom se compliquent, dans certains cas, d'un motif supplémentaire, et nous donnons en même temps l'explication du mécanisme de la fausse réminiscence. Ces facteurs ont dû nécessairement intervenir dans notre cas, pour permettre à l'élément refoulé de s'emparer par voie d'association du nom cherché et de l'entraîner avec lui dans le refoulement. A propos d'un autre nom, présentant des conditions de reproduction plus favorables, ce fait ne se serait peut-être pas produit. Il est toutefois vraisemblable qu'un élément refoulé s'efforce toujours et dans tous les cas de se manifester au-dehors d'une manière ou d'une autre, mais ne réussit à le faire qu'en présence de conditions particulières et appropriées. Dans certains cas, le refoulement s'effectue sans trouble fonctionnel ou, ainsi que nous pouvons le dire avec raison, sans symptômes.
En résumé, les conditions nécessaires pour que se produise l'oubli d'un nom avec fausse réminiscence sont les suivantes : 1° une certaine tendance à oublier ce nom ; 2° un processus de refoulement ayant eu lieu peu de temps auparavant ; 3° la possibilité d'établir une association extérieure entre le nom en question et l'élément qui vient d'être refoulé. Il n'y a probablement pas lieu d'exagérer la valeur de cette dernière condition, car étant donné la facilité avec laquelle s'effectuent les associations, elle se trouvera remplie dans la plupart des cas. Une autre question, et plus importante, est celle de savoir si une association extérieure de ce genre constitue réellement une condition suffisante pour que l'élément refoulé empêche la reproduction du non cherché et si un lien plus intime entre les deux sujets n'est pas nécessaire à cet effet. A première vue, on est tenté de nier cette dernière nécessité et de considérer comme suffisante la rencontre purement passagère de deux éléments totalement disparates. Mais, à un examen plus approfondi on constate, dans des cas de plus en plus nombreux, que les deux éléments (l'élément refoulé et le nouveau), rattachés par une association extérieure, présentent également des rapports intimes, c'est-à-dire qu'ils se rapprochent par leurs contenus, et tel était en effet le cas dans l'exemple Signorelli.
La valeur de la conclusion que nous a fournie l'analyse de l'exemple Signorelli varie, selon que ce cas peut être considéré comme typique ou ne constitue qu'un accident isolé. Or, je crois pouvoir affirmer que l'oubli de nom avec fausse réminiscence a lieu le plus souvent de la même manière que dansle cas que nous avons décrit. Presque toutes les fois où j'ai pu observer ce phénomène sur moi-même, j'ai été à même de l'expliquer comme dans le cas signorelli, c'est-à-dire comme ayant été déterminé par le refoulement. Je puis d'ailleurs citer un autre argument à l'appui de ma manière de voir concernant le caractère typique du cas Signorelli. Je crois notamment que rien n'autorise à établir une ligne de séparation entre les cas d'oublis de noms avec fausse réminiscence et ceux où des noms de substitution incorrects ne se présentent pas. Dans certains cas, ces noms de substitution se présentent spontanément ; dans d'autres, on peut les faire surgir, grâce à un effort d'attention et, une fois surgis, ils présentent, avec l'élément refoulé et le nom cherché, les mêmes rapports que s'ils avaient surgi spontanément. Pour que le nom de substitution devienne conscient, il faut d'abord un effort d'attention et, ensuite, la présence d'une condition, en rapport avec les matériaux psychiques. Cette dernière condition doit, à mon avis, être cherchée dans la plus ou moins grande facilité avec laquelle s'établit la nécessaire association extérieure entre les deux éléments. C'est ainsi que bon nombre de cas d'oublis de noms sans fausse réminiscence se rattachent aux cas avec formation de noms de substitution, c'est-à-dire aux cas justiciables du mécanisme que nous a révélé l'exemple Signorelli. Mais je n'irai certainement pas jusqu'à affirmer que tous les cas d'oublis de noms peuvent être rangés dans cette catégorie. Il y a certainement des oublis de noms où les choses se passent d'une façon beaucoup plus simple. Aussi ne risquons-nous pas de dépasser les bornes de la prudence, en résumant la situation de la façon suivante : à côté du simple oubli d'un nom propre, il existe des cas où l'oubli est déterminé par le refoulement.
(in Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1972, traduction de S.Jankélévitch)

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